Apprendrait-elle quelque chose d’autre sur ce père presque invisible en visitant cette chambre qu’il avait louée ?
Grace ne se faisait guère d’illusions après tout ce temps, mais son envie de découvrir la vérité était désormais si ancrée en elle, qu’elle se sentait capable de déployer une énergie qu’elle n’avait pas éprouvée depuis son enquête sur l’île d’Iona.
C’est dans cet état d’esprit qu’elle se trouva bientôt sur le seuil d’une petite maison, devant une femme d’une soixantaine d’années enveloppée dans un gros pull en laine qui laissait voir le généreux embonpoint de son estomac. À peine Grace avait-elle prononcé le nom de Darren Campbell que la propriétaire des lieux se renfrogna, arrêtant de mâcher le beignet dont elle tenait un morceau entamé dans la main.
— Attendez… Darren Campbell… Ah oui ! je me souviens maintenant. Je ne me suis jamais fait rouler comme ça.
— Si vous le souhaitez, je suis prête à parler de cela avec vous. Mais…
— Vous vous rendez compte, je le loge chez moi pendant deux mois, et hop, un matin, je frappe à sa porte, personne. Le lendemain, pareil. Je rentre et là, tout était vide. Il avait embarqué ses affaires et s’était tiré sans payer. Alors si vous savez où il est, il est temps de me le dire, parce que j’y ai laissé des plumes, dans cette histoire, moi !
Les craintes de Grace se consolidaient. Son père n’avait pas seulement quitté la maison familiale, il avait vraiment cherché à disparaître. Mais était-ce uniquement pour ne plus jamais avoir de lien avec cette femme et cette enfant qu’il ne supportait plus ? Ou redoutait-il autre chose ? La concomitance de sa fuite avec le retour de sa petite Hendrike continuait à semer le doute dans l’esprit de Grace. Mais elle n’avait pour le moment aucune preuve qui puisse confirmer que son père avait un rapport avec son enlèvement.
— Donc, vous me confirmez que vous n’avez plus eu aucune nouvelle de lui du jour au lendemain ? reprit Grace.
— Rien ! Et d’après ce que vous me dites, vous êtes aussi paumée que moi sur son compte.
— Pour faire court, c’est ça. Me permettriez-vous de jeter un coup d’œil à la chambre qu’il occupait ?
La propriétaire passa sa langue sur ses gencives pour y décoller un morceau de beignet.
— J’avoue que j’ai un peu de mal à vous faire confiance… Vous savez ce qu’on dit… tel père, telle fille…
Grace sortit alors son badge.
— C’est aussi mon métier, de retrouver les personnes disparues. Je peux peut-être dénicher un indice…
La vieille femme examina attentivement la carte, puis sembla se détendre.
— Je suis pas contre vous laisser fouiner, mais vous vous doutez bien que depuis toutes ces années, j’ai reloué la piaule à des dizaines d’autres gugusses. À part quelques ongles rongés coincés sous un meuble ou des rouleaux de poussière, j’sais pas trop ce que vous espérez dégoter après tout ce temps.
La logeuse enfourna le dernier morceau de beignet dans sa bouche, et Grace se revit brièvement deux ans en arrière en train de céder à la même tentation lors de sa longue période de boulimie.
Elle désigna du doigt l’intérieur de la maison pour presser un peu la tenancière.
— Oui, bon, bah, allez-y, en ce moment, c’est un étudiant qui loue, faites pas attention au bazar.
Grace frappa ses semelles sur le paillasson pour faire tomber la neige de ses chaussures et pénétra dans l’entrée à la moquette tachée, où régnait une odeur de graisse brûlée.
— C’est là, à droite. Avant, c’était le garage, mais je l’ai fait aménager en chambre.
La pièce devait faire une quinzaine de mètres carrés, si on faisait abstraction des tas de vêtements éparpillés sur le sol et des cahiers dispersés autour du bureau et du lit en désordre.
Grace tâcha d’imaginer son père vivre ici il y a plus de vingt ans. À quoi pensait-il ? Que prévoyait-il ?
— C’était le même mobilier à l’époque ? demanda-t-elle à la propriétaire qui l’observait, les bras croisés, dans l’encadrement de la porte.
— Le bureau est récent, mais le lit et la commode se trouvaient déjà là.
Grace souleva le matelas et dirigea le faisceau de sa lampe torche sous le sommier : des amas de poussière et une chaussette. Elle tira le lit pour l’éloigner du mur, mais ne trouva qu’un mouchoir collé à la paroi.
— Vous rangez tout après, hein ? râla la propriétaire.
Grace réinstalla le lit, puis ouvrit les tiroirs de la commode en repoussant les vêtements pour glisser la main sur les cloisons de bois.
— A-t-il reçu des personnes ici pendant sa période de location ?
— Pas que je me souvienne, mais c’était il y a longtemps. C’est quoi, votre histoire avec votre père ? Il est parti avec une autre femme ?
— Je ne sais pas. Peut-être, répondit Grace en refermant le dernier tiroir sans avoir rien trouvé.
— Si c’est ça, fichez-lui la paix. Il doit être mieux comme ça. De toute façon, s’il n’est pas revenu vers vous, c’est qu’il n’en a pas envie. Faut pas forcer les gens, ça donne rien de bon.
Grace fit subir à la commode le même sort que le lit, la décollant du mur pour ne découvrir qu’un bourrelet de poussière et une vieille prise téléphonique.
Elle remit le meuble en place et posa son regard sur l’ensemble de la pièce. Malgré sa détermination, le réel confirmait sa crainte. Elle n’avait aucune chance de tomber sur une quelconque trace de son père ici.
Déçue, la jeune femme retourna dans l’entrée et s’apprêtait à quitter la maison, quand une réflexion lui traversa soudainement l’esprit. Il y a plus de vingt ans, en 1999, le téléphone portable était loin d’être démocratisé, les gens utilisaient majoritairement une ligne fixe.
Grace revint sur ses pas jusqu’à la chambre.
— Hey ! Où allez-vous ? s’insurgea la propriétaire.
— Vérifier quelque chose.
Grace bougea de nouveau la commode qui cachait l’ancienne prise couverte de poussière.
— Il y avait un téléphone, ici, à l’époque où mon père louait ?
— Oh, oui. Un vieux machin à cadran circulaire. Mais maintenant, ça ne sert plus à rien, ils ont tous un portable et le Wi-Fi sur ma box. Je peux vous dire que j’oublie pas de le leur facturer.
— Quel était l’opérateur ?
— Scottish Telecom, comme tout le monde dans ces années-là.
— Le compte était séparé du vôtre ?
— Vous imaginez bien que j’allais pas régler leurs communications ! J’avais mis la ligne au nom de Max Dunn. Parce que j’aime bien le prénom Max.
Grace remercia la propriétaire et lui donna deux billets de cinquante livres sterling pour la dédommager des impayés de son père.
— Ah, c’est bien aimable de votre part, ça. On n’en voit plus, des gens comme vous, réagit la tenancière en contemplant la somme rondelette.
Grace la salua et s’empressa de rejoindre sa voiture. Elle appela immédiatement le service des relations avec la police de Vodafone, qui avait désormais intégré Scottish Telecom. Elle déclina ses codes d’identité et demanda qu’on lui fournisse la liste des appels passés du domicile de Max Dunn, à West Linton, entre janvier et mars 1999. On lui expliqua que cela allait prendre plus de temps que d’ordinaire et qu’on espérait la recontacter dans l’après-midi.