Выбрать главу

C’est donc sans regret qu’elle quitta l’autoroute au bout de deux heures, pour s’engager sur une voie plus étroite, encadrée par une épaisse forêt de sapins. Les phares de la voiture creusaient un tunnel lumineux au-delà duquel le monde avait été effacé et derrière les troncs émergeaient parfois de sournoises nappes de brouillard poussées par le vent que l’on entendait mugir dans les cimes.

Aux aguets, roulant lentement, Grace scrutait la route, tâchant de percer les fantômes de brume errant sur le bitume, pour ne pas rater un virage. Elle commençait à douter de l’itinéraire, quand enfin elle aperçut un panneau indiquant la direction de la maison de repos de Cairngorms. Une maison de repos… éternel, ironisa-t-elle en voyant la peinture délavée de l’inscription, le bois mangé par la mousse et rogné sur les coins.

La route s’inclina, la forêt se clairsema, les rafales se remirent à bousculer le véhicule et dans la lueur des phares s’éleva un haut portail fermé, surmonté d’un arc de cercle en fer forgé. Penchées dessus, des branches de sapin s’agitaient avec une telle frénésie qu’elles paraissaient secouées par quelque monstre géant tapi dans les ténèbres.

Grace enfila sa parka et sortit. Elle manqua de perdre l’équilibre sous les assauts du vent, et avança courbée jusqu’à une petite lumière fichée dans le pied métallique du portail, qui signalait vraisemblablement un Interphone.

L’épaule appuyée contre la colonne pour tenter de s’abriter un peu, ses longs cheveux châtains volant en tous sens, elle enfonça le bouton d’appel.

— Poste de sécurité de Cairngorms, répondit une voix dont l’intonation révélait l’étonnement.

— Inspectrice Grace Campbell de la police de Glasgow, dut presque crier la jeune femme pour se faire entendre. J’aimerais interroger l’un de vos résidents dans le cadre d’une enquête.

— Les heures de visite sont terminées. Il faut revenir demain à partir de treize heures.

Grace leva les yeux au ciel.

— Demain, la personne que je veux retrouver sera peut-être morte, mentit-elle, et je pense que vous n’avez pas envie d’en assumer la responsabilité.

Quelques secondes de silence et la voix reprit.

— Montrez-moi votre badge.

Grace s’exécuta.

— Plus près, s’il vous plaît.

Grace colla presque sa carte de police sur l’œil de la caméra.

— Qui voulez-vous voir ?

— Scott Dyce.

Pas de réponse. Elle pria intérieurement pour qu’on ne lui annonce pas que l’inspecteur était décédé ou que, pour une obscure raison légale, il était interdit de s’entretenir avec lui.

Trente secondes s’écoulèrent, puis elle distingua le bip d’ouverture du portail, à peine perceptible par-dessus les gémissements des troncs d’arbres et les battements rageurs des branches.

Elle remonta dans sa voiture, glissa ses mèches de cheveux désordonnés derrière ses oreilles et pénétra dans le domaine de Cairngorms. Elle suivit une allée de gravier bordée de sapins alignés à intervalles réguliers. Après quelques instants, elle aperçut enfin la maison de repos, qui se dressait au bout de ce chemin solennel. Une bâtisse massive de trois étages aux allures d’ancienne demeure bourgeoise.

– 11 –

Après avoir garé sa voiture, Grace traversa en hâte un parc parsemé de quelques bancs et de statues qu’elle distinguait dans la semi-obscurité de cette fin de journée hivernale. Pas une feuille morte ne volait malgré le souffle incessant du vent. Un soin qui contrastait avec le piètre état du panneau moisi qu’elle avait croisé plus tôt sur la route. C’est payant d’être un pédocriminel, se dit Grace en contournant un char de pierre tiré par de fougueux chevaux qui jaillissaient d’une fontaine cristallisée. Chassant son amer cynisme, elle s’empressa de rejoindre les lanternes accrochées de part et d’autre de la porte d’entrée, pressée de faire enfin face à l’un des acteurs clés de son supplice.

Domptant son ressentiment, elle monta le perron et sonna. On lui ouvrit et elle se présenta avec un calme apparent dans un hall aux imposantes dalles de pierre. Une odeur diffuse d’éther rappelait vaguement l’hôpital. Au fond de la pièce s’élevait la large courbure d’un grand escalier permettant de gagner les étages.

Grace était sur le point de s’adresser à l’austère agent de sécurité assis derrière le comptoir d’accueil quand on entendit des talons claquer sur les marches.

— La directrice arrive, annonça l’homme d’une voix monocorde. Il me faut une pièce d’identité afin de vous fournir un badge d’accès.

Grace présenta sa carte de police et salua sobrement la femme qui venait à sa rencontre, la mine sévère. Grande, maigre, une cinquantaine d’années, les cheveux noirs noués en chignon, des lèvres quasi inexistantes sur un visage creusé, elle avait des airs de gouvernante à l’ancienne.

— Bonsoir, inspectrice. On m’a dit que vous cherchiez à voir M. Scott Dyce. Est-il soupçonné de quelque chose ? Étant donné son état, cela me surprendrait qu’il ait pu commettre un délit récemment…

— Il pourrait détenir des informations cruciales concernant une affaire de disparition sur laquelle je travaille.

— Sans vouloir vous décourager, M. Scott Dyce ne parle pour ainsi dire jamais et je ne suis même pas certaine qu’il sache encore faire la différence entre le sommeil et l’éveil. Il est très âgé, et sa tentative de suicide, il y a quelques années, a laissé des séquelles.

— J’aimerais malgré tout essayer.

— Oui, bien sûr, reprit la directrice, il est actuellement dans sa chambre. C’est au deuxième étage.

Une minute plus tard, les deux femmes faisaient grincer le parquet usé du couloir qui distribuait les chambres des résidents. Des moulures ainsi que des peintures anciennes aux cadres désuets, représentant des paysages de campagne, vaches, chevaux et moutons, couraient le long des murs. Toute cette ambiance rustique conférait à l’endroit une atmosphère de vieux manoir, bien éloignée de l’austérité d’une maison de santé. Le triste éclairage au néon propre à ce type d’établissement avait laissé la place à des petites lampes à franges disposées sur des consoles en acajou, dont les lueurs jaunes éclairaient le corridor à intervalles réguliers.

— C’est l’heure des jeux de société au salon, expliqua la directrice, qui devait se sentir obligée de justifier le silence des lieux en passant devant les portes closes. Il n’y a que M. Dyce, qui reste seul dans sa chambre.

— Il n’y a personne d’autre que lui à l’étage en ce moment ? s’étonna Grace.

— Si bien sûr, l’infirmière de service, Kathy.

Elle s’arrêta devant un vestibule où une jeune femme blonde aux cheveux bouclés rangeait des boîtes de pansements dans un placard.

— Kathy, je vous présente Grace Campbell, précisa la directrice. Elle est inspectrice de police et vient rendre visite à M. Dyce. Madame Campbell, voici Kathy Hodges, l’infirmière d’étage, elle connaît ses patients par cœur.

Celle-ci tourna la tête et salua l’enquêtrice, une question sur les lèvres.

— Rien de grave, anticipa Grace, qui voulait par-dessus tout qu’on la laisse seule avec l’inspecteur.

— Ah… d’accord, répondit la soignante. N’hésitez pas à me solliciter si vous avez besoin de quoi que ce soit.

— Merci. Et donc, sa chambre se trouve…

— Tout au fond à droite. C’est la plus grande et la plus calme.

— Je vais m’y rendre sans votre aide, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, intervint Grace quand la directrice prit les devants. Je viendrai vous voir en partant.