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— Bien, bien… comme vous voulez. Je vous laisse, donc.

— Une dernière chose… A-t-on diagnostiqué chez lui des maladies particulières, type Alzheimer ?

— Non. Cependant, cela ne signifie pas pour autant qu’il ait toute sa tête. Si vous connaissez son dossier aussi bien que moi, vous savez que cet homme a eu un passé… chargé.

Chargé. Autant Grace savait faire preuve d’empathie et de compréhension à l’égard des suspects, autant elle supportait très mal que l’on n’ose pas nommer les crimes ou les criminels avérés pour ce qu’ils étaient. Les termes exacts n’étaient jamais assez éloquents pour décrire la souffrance des victimes, les amoindrir s’apparentait ainsi à un nouvel acte de violence. Et dans l’état de tension dans lequel elle se trouvait, son exaspération franchit la barrière de ses lèvres plus vite qu’elle ne l’aurait voulu.

— Le viol d’un enfant ne fait pas de vous une personne au passé chargé, mais un criminel de la pire espèce qui a sciemment arraché une vie innocente. Les mots ont leur importance si l’on veut conserver une civilisation à visage humain.

La directrice et l’infirmière demeurèrent bouche bée devant Grace qui venait de planter sur elles un regard d’une fermeté rare, mais dont elle était capable lorsqu’elle jugeait nécessaire de rétablir les limites.

— Oui, vous avez raison, concéda la directrice. Kathy voulait probablement éviter de nous mettre mal à l’aise, car elle est évidemment bien consciente des crimes de son patient.

Grace écouta à peine la réponse. Cet échange avait un peu plus aiguisé son envie de confronter Scott Dyce à ses exactions et lui faire avouer tout ce qu’il avait caché à la police sur la disparition de la petite Hendrike.

— Je serai en bas avec les autres pensionnaires, glissa la directrice.

Puis elle s’éclipsa tandis que l’infirmière se remettait discrètement à ranger ses boîtes de pansements.

Un instant plus tard, bouillonnante, Grace se trouvait devant la chambre de Scott Dyce. Elle colla son oreille à la porte close, mais ne perçut aucun bruit. Ce même silence de mort qu’elle avait tant écouté lorsqu’elle guettait l’arrivée de son tortionnaire derrière la porte en métal de son horrible cellule.

Se ressaisissant pour ne pas s’abandonner à la colère et conserver l’efficacité de son professionnalisme, elle finit par toquer deux fois.

Pas de réponse. Seulement les battements de son cœur qui s’était soudain emballé. Elle fit taire les peurs enfantines cherchant à refaire surface et posa la main sur la poignée. Puis, elle chassa de ses poumons l’air vicié de stress et ouvrit.

La pièce était plongée dans la pénombre. À côté d’un lourd rideau, une lampe de chevet sur un guéridon constituait l’unique source de lumière. Le modeste halo jaunâtre abandonnait les coins de la chambre aux ténèbres et détourait à peine les formes nébuleuses d’un lit, d’une armoire et d’un bureau positionné contre la fenêtre. Là se tenait de dos une silhouette immobile sur une chaise roulante.

Maintenant que l’homme en partie responsable de son calvaire était à sa merci, Grace ne savait plus comment réagir. Elle se surprit à trouver tentant de l’étrangler par-derrière en dévidant sans réserve les affres de cette douleur qui la détruisait depuis plus de vingt ans. Certes, ce n’était pas elle, mais ce qu’elle avait enduré ne justifiait-il pas qu’elle transgresse l’éthique de son être profond ? Ne serait-elle pas plus soulagée par la vengeance instinctive que par la justice raisonnée qui brime les pulsions primales ?

Déstabilisée par ce feu de l’âme qui lui faisait perdre le contrôle, Grace recula de quelques pas, prête à sortir de la chambre pour ne pas commettre l’irréparable. Dos à la porte, elle respirait si fort qu’il était étonnant que l’homme ne prenne pas conscience de sa présence. Cette simple réflexion lui permit de reprendre contact avec la réalité et de se rappeler qu’avant la vengeance elle était venue ici en quête de réponses. Elle transigea donc avec elle-même, en se disant qu’elle entendrait d’abord la vérité de sa bouche et qu’ensuite elle aviserait.

Elle reprit son souffle et se racla discrètement la gorge pour signifier sa présence. Sans effet.

Elle avança lentement dans l’obscurité. Le parquet gémit mais l’individu ne broncha pas. Était-il endormi ? sourd ? Ou dans cet état entre l’éveil et le sommeil dont lui avait parlé la directrice.

Grace se déplaçait avec prudence et même appréhension. Tu n’es plus la petite fille victime, s’efforçait-elle de se répéter. Tu es une adulte, aujourd’hui, et c’est toi qui as l’ascendant. Il n’est plus qu’un vieillard impotent. Il ne peut plus rien te faire. Et pourtant, elle ne pouvait se départir de cette idée folle qu’il allait soudain faire volte-face et se jeter sur elle, telle la frêle grand-mère qui se muait en loup féroce pour dévorer le Petit Chaperon rouge.

Elle se posta à quelques pas derrière lui, réprimant son envie de saisir son arme. Le sang pulsait dans ses artères comme un torrent au bord de la crue.

— Scott Dyce, dit-elle.

L’homme ne réagit pas, toujours tourné vers la fenêtre, à travers laquelle on apercevait les ombres crochues des branches battues par le vent. Les nerfs de Grace tressaillirent.

— Je sais que vous m’entendez. Je suis inspectrice de police et j’ai quelques questions à vous poser.

Pas même un frémissement des épaules, rien.

Aujourd’hui encore, il continuait donc à la tourmenter en refusant de lui faciliter la tâche. À l’idée de devoir mettre ses mains sur les poignées de la chaise roulante pour la faire pivoter, Grace fut parcourue d’un frisson de crainte. Elle savait bien que sa peur était irrationnelle, mais les traumatismes ne possèdent pas de limite d’âge.

Elle s’assura que la porte d’entrée était toujours entrouverte derrière elle, puis, avec une certaine angoisse, elle saisit le fauteuil et le fit tourner.

Le choc fut si brutal qu’elle recula malgré elle.

Dans son souvenir et sur les photos qu’elle avait affichées dans son cabinet secret, Scott Dyce était un homme bien portant, au visage un peu pataud, avec de grands yeux bleus. Elle s’attendait à le voir vieilli, mais pas à ça.

L’individu qu’elle avait devant elle ressemblait à un squelette sur lequel on aurait tendu une peau humaine. Les bras croisés sur son torse malingre, il n’était plus qu’une frêle statue de cire sans expression. Au fond de ses orbites étaient enfoncées deux billes d’azur en guise d’yeux. Si elle n’avait pas vu sa poitrine se soulever au rythme lent de sa respiration, Grace l’aurait cru mort. Son regard absent ne pouvait permettre de savoir s’il avait pris conscience d’une présence extérieure.

Profondément troublée, s’interrogeant même sur l’identité de celui qui lui faisait face, la jeune femme chercha ce qu’il subsistait de l’inspecteur qu’elle avait connu quand elle était enfant. Non sans mal, elle finit par retrouver des restes morphologiques qui ne laissaient aucune place au doute. Notamment la forme caractéristique de cette bouche en U inversé lui donnant cet air de porteur de mauvaises nouvelles, ainsi que son arcade sourcilière particulièrement marquée à droite, qui vous faisait passer en permanence pour quelqu’un de suspect.

Grace tira la chaise rangée à côté du bureau et prit place dessus, avant d’hésiter sur la façon de commencer.

— Je m’appelle… Hendrike Campbell, dit-elle à voix basse.

Le visage du vieil homme demeura impassible, aucune lueur ne brilla au fond de ses yeux sans âme.