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— C’est vous qui avez enquêté sur ma disparition il y a près de vingt-trois ans, continua-t-elle. Hendrike Campbell de Kirkcowan, la petite fille que vous avez préféré laisser mourir plutôt que de mettre en danger vos collègues pédophiles. Vous vous en souvenez forcément ?

Aucune réponse. La tête légèrement inclinée, Scott Dyce fixait un point invisible et probablement inexistant.

Grace ne voulait pas croire qu’il n’entendait ni ne comprenait ce qu’elle disait. Faisait-il semblant de ne pas l’entendre ? Était-il vraiment déconnecté de la réalité ? Comment pouvait-elle le faire réagir ?

Elle alluma sa lampe torche et dirigea la lumière vers le visage du vieil homme. Ses pupilles se rétrécirent, mais il ne cilla pas. Grace fouilla alors dans sa poche et en sortit le papier découvert chez sa mère, qu’elle présenta à l’ancien inspecteur.

— J’ai retrouvé ça dans ma chambre d’enfance. Est-ce que ça vous rappelle quelque chose ?

Son regard vide ne se détourna même pas.

— Le reconnaissez-vous ? insista-t-elle en lui soumettant cette fois-ci le croquis du garçon qui l’avait aidée à s’enfuir de sa prison.

Scott Dyce demeura imperturbable, impénétrable.

Elle tendit un autre dessin.

— Et ce costume bariolé, celui que portait mon bourreau… ça ne vous a mis sur aucune piste à l’époque ? Et ce mot anonyme, c’est vous qui l’avez fait déposer devant chez moi ?

Face au mutisme qu’on lui opposait, Grace leva la main en direction du vieillard avant de se ressaisir, écœurée par sa propre violence qui ne faisait qu’enfler. Elle marcha quelques instants de long en large dans la pièce, sa rage faisant peu à peu céder les remparts de son sang-froid.

— À quoi cela vous servirait-il d’emporter vos secrets dans la mort ? Dites-moi qui m’a kidnappée ! Qui vous avez protégé ! Et si vraiment vous l’ignorez, révélez au moins ce que vous avez caché pour entraver l’enquête ! Aujourd’hui, à votre âge, vous savez le mal que vous avez fait. Vous avez eu le temps d’y réfléchir. Pensez aux vies que vous avez détruites ! Avant de partir, soulagez votre âme, Scott Dyce, et aidez-moi à sauver la mienne.

Les derniers éclats de sa voix s’éteignirent dans la torpeur morbide de la chambre. Grace s’approcha de l’homme et, refoulant son dégoût dans un accès de colère, lui agrippa les épaules.

— Pourquoi continuez-vous à me torturer ainsi ? Ça vous excite encore, dans l’état où vous êtes ?

Grace tremblait de la passion vengeresse. Son corps entier n’aspirait qu’à décharger sa haine, tandis que son esprit se dressait contre un geste qui ne lui semblait pas dans sa nature. Les souvenirs des tortures et des sévices qu’elle avait subis jaillirent à cet instant et ouvrirent un abîme de souffrance. Des larmes de rage embuèrent ses yeux.

Elle enfonça ses doigts dans les épaules de l’infirme sans qu’il réagisse. Elle aurait pu serrer encore plus fort si elle n’avait pas remarqué que les bras de l’ancien inspecteur n’étaient pas seulement croisés sur son torse, mais agrippés au tissu. Malgré les brutales secousses qu’elle avait imprimées à Scott Dyce, sa posture n’avait pas bougé d’un centimètre. Intriguée par cette résistance chez un homme qui n’était même plus capable de marcher ou de parler, elle relâcha son étreinte féroce et approcha sa main de la poitrine du vieillard.

Sous les vêtements, elle sentit une surface lisse et rigide qui n’avait rien à voir avec la chair humaine.

— Que cachez-vous là-dessous ?

— Ah, ça, personne n’y touche, lança une voix derrière elle.

Grace essuya rapidement les larmes sur ses joues et fit volte-face. Elle mit un peu de temps à reconnaître l’infirmière blonde de l’étage, dont la silhouette se découpait à contre-jour dans l’embrasure de la porte.

— Je suis désolée, j’ai vu que c’était ouvert et comme c’est l’heure des médicaments de M. Dyce, je me suis permis d’entrer, s’excusa la soignante en remarquant le regard de reproche que lui adressait l’enquêtrice. Je reviendrai plus tard. Pas d’urgence.

— À quoi personne ne touche ? demanda Grace en penchant la tête sur le côté d’un air discrètement interrogatif.

— Sa pochette à documents. Il la garde toujours serrée contre lui. Même pour dormir.

Grace avança un peu le menton, intéressée.

— Et vous savez ce qu’il y a dedans ?

L’infirmière eut l’air gênée.

— Allez-y, l’encouragea Grace, j’en ai vu d’autres.

— Eh bien, quand il est arrivé ici, il parlait encore de temps en temps. Un jour que je voulais lui enlever sa pochette pour la ranger dans un tiroir, il s’est mis à hurler comme si on allait le tuer. Il m’a dit que personne n’y touchait à part lui. Que c’étaient tous ses dossiers d’inspecteur sur les enfants et… (la jeune femme bégaya presque de malaise)… et qu’il voulait les garder tout près de lui jusqu’à sa mort.

Grace plissa les yeux d’un profond dégoût. Même dans cet état, il continuait à vivre sa perversion.

— Que vous a-t-il dit d’autre ?

— Rien, reprit la dénommée Kathy en haussant les épaules. Il n’a plus jamais abordé le sujet.

Grace se leva et attira doucement la soignante vers la porte d’entrée.

— Depuis toutes ces années, vous avez certainement eu l’occasion de regarder ce qu’il y avait à l’intérieur de la pochette, non ? Vous ne laisseriez pas un de vos résidents se balader avec des images pédocriminelles, n’est-ce pas ?

L’infirmière avisa le couloir pour s’assurer qu’il était désert.

— Oui, j’ai regardé, mais juste pour vérifier qu’il n’y avait aucun matériel interdit par le règlement.

— Et alors ? la pressa Grace.

— Elle est vide. La pochette ne contient rien, absolument rien.

— Quoi ? Mais…

— Oui, je sais, ça peut paraître absurde, mais nos patients ont quitté leur domicile, leurs habitudes, et il est fréquent qu’ils conservent auprès d’eux un objet totem, comme on dit. Un petit quelque chose de leur passé qui les réconforte.

— J’aimerais me rendre compte par moi-même, s’il vous plaît, chuchota Grace, si déçue qu’elle refusait de croire à l’explication de l’infirmière.

— Vous n’arriverez pas à la lui retirer à moins de le violenter. Il n’a plus beaucoup de force, mais pour ça, je ne sais pas, c’est comme si toute l’énergie vitale qu’il lui restait était destinée à empêcher quiconque d’approcher de cette pochette.

— Peut-être que vous saurez mieux vous y prendre que moi, proposa Grace.

La jeune soignante ne sembla pas du tout à l’aise avec cette idée.

— Je n’ai pas le droit d’user de la force et encore moins pour m’emparer d’une possession d’un résident.

— Oui, je comprends et c’est tout à votre honneur, Kathy. Mais Scott Dyce détient peut-être des éléments qui pourraient sauver la vie d’un enfant disparu il y a un peu plus de douze heures. On ne doit laisser aucune possibilité de côté…

L’infirmière lissa une de ses mèches bouclées pour dissimuler son inconfort.

— Il va falloir que je l’endorme… contre son gré.

— Faites-le. S’il y a le moindre problème, j’en assumerai la responsabilité.

La soignante soupira profondément. Elle réfléchissait.

— D’accord, lâcha-t-elle enfin. Je vais chercher un somnifère.

La jeune femme revint rapidement, un cachet à la main, et s’assit face à l’ancien inspecteur. Elle lui parla gentiment, lui disant que c’était l’heure de son médicament, et approcha un gobelet de ses lèvres.

— Voilà, c’est bien. À tout à l’heure, monsieur Dyce, dit-elle en s’éloignant.