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Elle déposa ses vêtements dans la corbeille à linge en osier de la buanderie, puis entra dans le salon, où le rayonnement de sa lanterne glissa sur les livres qui ornaient toute la surface des murs, à l’exception d’une partie de l’un d’eux, de la largeur d’une porte, obturée par un rideau de velours bordeaux. Elle fit un léger écart en passant devant la tenture, éprouva l’inévitable pincement au cœur. Puis elle alluma la radio et s’installa sur un tapis de gym au milieu de la pièce afin de faire ses exercices de Pilates.

D’une oreille distraite, elle écouta les informations de la nuit qui s’égrenaient : alerte à la pollution dans la ville d’Édimbourg, vote au Parlement écossais de la loi d’accélération de l’identité numérique… Son activité physique accomplie, Grace se rafraîchit d’une douche à peine tiède, s’habilla et prit un petit déjeuner frugal en lisant Le Meilleur des mondes. Jusqu’à ce qu’un grincement de parquet provenant du palier attire son attention.

À cette heure, dans l’immeuble, Grace était généralement la seule levée. Elle pensa au chat qui aurait trouvé un moyen de pénétrer dans le bâtiment, mais la plainte des lattes avait été provoquée par un pas bien plus lourd.

La jeune femme s’approcha discrètement de la porte d’entrée. L’œilleton ne lui révéla qu’un couloir vide. Elle déverrouilla la serrure et ouvrit. Personne. Mais sur le seuil se trouvait une enveloppe.

– 2 –

Grace eut à peine le temps de voir que l’enveloppe était de format A4, en papier kraft. Pieds nus, elle se précipita vers l’escalier, le dévala à toute vitesse et poussa la porte de l’immeuble donnant sur la rue. Sous les cloches de lumière pâle voletaient des flocons de neige dans le silence cotonneux de la nuit finissante. Pas une silhouette, aucun bruit de pas sur le trottoir. Rien d’autre que quelques voitures garées nappées de poudreuse et parfois le vrombissement lointain d’un moteur.

Grace regagna le troisième étage. L’enveloppe était toujours là, mais elle l’ignora et frappa chez son voisin.

— Kenneth, c’est Grace.

Elle finit par entendre des pas et la porte s’ouvrit sur un homme qui devait bien avoir quatre-vingts ans. Ses cheveux amassés sur les tempes et clairsemés sur le haut lui donnaient un air de chef d’orchestre un peu perché. Mais son regard était tout sauf loufoque. Posé, profond, il considérait la jeune femme avec une bienveillance religieuse et ne parut pas surpris de la voir de si bonne heure.

— Entrez, Grace.

— Non, je suis simplement venue vous demander quelque chose : est-ce vous qui avez déposé cette enveloppe devant chez moi ?

Il avisa la lettre, perplexe.

— Non.

— Et vous étiez en train de dormir, donc vous n’avez rien vu, rien entendu.

— Oui, pour une fois, je n’ai pas fait de cauchemar et je n’ai pas eu besoin de votre voix pour m’apaiser, sourit-il.

Grace lui répondit d’une légère moue de connivence.

— Retournez vous coucher, chuchota-t-elle.

— Vous me direz au moins ce qu’il y avait dedans. Qui sait ? peut-être vient-elle d’un soupirant secret.

— Si les chats savent écrire, c’est possible, sinon, il n’y a aucune chance.

Le vieil homme la regarda d’un air interrogatif.

— Il n’y a que moi qui puisse comprendre cette plaisanterie, Kenneth, ne m’en veuillez pas, vous savez ce que c’est de vivre seul. À bientôt.

— Bonne journée, Grace.

Il referma la porte derrière lui.

Grace enjamba la lettre et rentra chez elle pour enfiler une paire de gants en cuir. Puis elle retourna sur le palier, s’agenouilla et prit l’enveloppe entre ses doigts. Elle découvrit alors que quelque chose était écrit au dos en caractères d’imprimerie :

Tu n’es pas seule à chercher.

Chercher quoi ?

Dans une confusion d’impatience, d’inquiétude et de méfiance, Grace rabattit la porte de son appartement, s’assit sur son canapé, soupesa l’enveloppe qui paraissait ne contenir qu’un seul document, et se décida à la décacheter.

Elle fit glisser le contenu dans sa main et recueillit une simple feuille imprimée d’un message qui semblait faire suite au premier :

Tu sais très bien où commence le chemin de la vérité.

Evening Times – 14 novembre 1999, photo p. 5.

Sidérée, Grace vit la feuille trembler entre ses doigts. Elle savait évidemment où trouver cet extrait de l’Evening Times. Elle ne le savait que trop. Irrémédiablement, son regard se dirigea vers le rideau de velours bordeaux. Mais qui pouvait être au courant ? Qui lui avait envoyé ce message ?

Son esprit s’affola de tant de questions, elle dut se rabattre sur sa discipline d’inspectrice pour ne pas céder à la panique : elle allait faire analyser l’enveloppe par le bureau scientifique pour y rechercher des empreintes, étudier le papier afin d’y déceler des particularités qui permettraient d’identifier l’expéditeur, elle allait également récupérer les enregistrements des caméras de surveillance de son quartier, interroger le voisinage…

Tu te mens une fois de plus, pensa Grace. Qui que soit ce mystérieux messager, tu cherches encore un prétexte pour ne pas voir ce qu’il t’encourage à regarder !

Elle le savait, la seule question qui méritait une réponse pour l’instant était la suivante : que recelait la coupure de presse désignée dans le message ?

Alors que les spectres de ses angoisses flottaient de nouveau en elle, Grace sentit monter une urgence qu’elle n’avait pas éprouvée depuis des années. C’était le moment ou jamais de faire face à ses peurs pour espérer les anéantir une fois pour toutes.

Elle fonça dans sa chambre, ouvrit le tiroir de sa table de chevet, tapa le code à quatre chiffres sur le clavier, ouvrit le petit coffre-fort et en ressortit une clé au double panneton caractéristique des portes blindées.

Les mains moites, elle retourna dans le salon et se posta devant le rideau recouvrant le seul pan de mur qui n’était pas dédié aux livres.

Elle s’efforça de respirer profondément trois fois, puis tira lentement la tenture. Derrière la draperie se dévoila une porte métallique aux saillantes armatures d’acier.

Grace se mordilla la lèvre inférieure puis, d’un mouvement alerte qui court-circuita les hésitations de son cerveau, elle glissa la clé dans la serrure et, dans un claquement de mécanisme huilé, elle déverrouilla le lourd rempart.

– 3 –

L’atmosphère de la pièce saturée par l’odeur de vieux papier était à la fois rassurante, car elle évoquait à Grace le refuge de ses livres, et angoissante, quand la jeune femme songeait aux mots couchés sur les feuilles qui tapissaient trois des murs. Depuis quinze ans, elle amassait là tous les documents pouvant lui ouvrir les portes de la vérité. Mais ces dernières années, la frénésie de la recherche passée, elle avait repoussé le moment de tirer les conclusions des informations récoltées. Au point de ne plus franchir le seuil de sa pièce secrète. Si ce n’est il y a six mois, pour en ressortir aussitôt.

Y remettre les pieds pour de bon après tant de temps lui donna l’impression de découvrir le travail de quelqu’un d’autre.

Rangés en colonnes parfaites, des dizaines d’articles de journaux jaunis s’alignaient sur les parois. On y repérait vite les grands quotidiens écossais comme l’Evening Times, The Scotsman, le Scottish Daily Express, mais aussi la presse à scandale plus racoleuse. Certains étaient directement annotés en rouge, tandis que d’autres se voyaient accompagnés de fiches manuscrites colorées punaisées à leurs côtés. Tous les murs étaient bardés de coupures de presse à l’exception de celui faisant face à l’entrée, recouvert d’un drap.