— Trop facile, rétorqua-t-elle. Que saviez-vous de mes ravisseurs ?
Le rythme cardiaque du vieillard ralentit.
— Il fatigue, commenta l’infirmier irrité.
— Je vais… mourir, Hendrike… Pourquoi te mentir ?…
Grace grimaça légèrement, sensible à l’argument. Pendant un instant, on n’entendit plus que la sirène de l’ambulance et le signal inquiétant de l’électrocardiographe.
— Alors, je vous écoute, lâcha-t-elle.
La respiration rocailleuse se mua en paroles à peine audibles.
— On m’a fait taire… parce que j’allais tout découvrir… Cela… remonte si haut, Hendrike… N’aie pas peur d’eux… Tu dois continuer mon enquête… et révéler l’impensable vérité…
— Quelle vérité ? Peur de qui ? répliqua Grace, qui dut plaquer une main au plafond quand l’ambulance doubla à pleine vitesse.
— Ils ont fait ce qu’on n’avait jamais osé dans l’histoire de notre civilisation… à la vue de tous… mais je n’ai pas… toutes les preuves…
Sa voix s’éteignit et l’électrocardiographe émit un signal menaçant.
— Il ne va pas tenir ! s’alarma l’urgentiste.
— Qui ça, « ils » ? De qui parlez-vous ? Aidez-moi ! s’affola Grace.
— Tes premiers mots… quand… on t’a retrouvée… Tu répétais sans cesse…
Elle avait désormais son oreille qui touchait les lèvres de Scott Dyce. Toute son attention était concentrée sur ce qu’il tentait de lui dire, malgré le hurlement de la sirène et le grondement des pneus sur l’asphalte. La tête de l’ancien inspecteur roula mollement dans un dernier effort. Il sembla apercevoir Grace derrière le linceul de la mort.
— Qu’est-ce que je répétais ? insista la jeune femme, qui tremblait en voyant la vie quitter le vieil homme.
— La pochette… Regarde… Il y a tes premiers… mots… Tu ne répétais que ça… que ça…
Sa voix s’étrangla dans un filet d’air. Des larmes coulèrent au coin de ses yeux et sa poitrine se souleva à peine.
— Est-ce vous qui m’avez envoyé la lettre anonyme ?
Avec difficulté, il entrouvrit les yeux une dernière fois.
— Non, ce n’est pas moi… Pardon d’avoir échoué, Hendrike…
Grace saisit la main du vieillard dans un geste vain pour prolonger sa vie. Mais Scott Dyce, exsangue, avait déjà le visage figé en un masque mortuaire.
– 14 –
Il était six heures le lendemain matin quand Grace alluma l’ordinateur de son bureau.
La veille, après avoir signé toute une série de documents administratifs à l’hôpital et confié le corps de Scott Dyce au service de médecine légale d’Édimbourg, elle avait rejoint le poste de police dont dépendaient l’officier Knox et son collègue. Elle s’y était entretenue avec leur supérieur afin que tous les comptes rendus du légiste ainsi que les résultats de la perquisition dans le bureau et le domicile de l’infirmière lui soient transmis directement. Elle était ensuite rentrée chez elle pour essayer de dormir un peu en dépit de son agitation intérieure.
À son réveil, le chat était là, comme de coutume, derrière la fenêtre, et malgré son empressement, elle prit le temps de le remercier pour la variété de ses menus. Le félin lui offrait ce matin non pas un oiseau, mais un rat… En revanche, elle sauta son rituel sportif ainsi que sa lecture matinale pour filer au commissariat.
En attendant que son ordinateur se connecte au réseau, Grace ouvrit pour la énième fois la précieuse pochette orange de Scott Dyce. Elle l’étudia de nouveau sous toutes les coutures. En vain… Il avait pourtant dit qu’elle y trouverait les premiers mots qu’elle avait prononcés lors de sa réapparition. Seul un passage aux rayons X permettrait peut-être d’en savoir plus, mais le service n’avait pu lui accorder un rendez-vous que dans une demi-heure.
Son ordinateur opérationnel, Grace parcourut sa messagerie avec une certaine fébrilité : à sa grande satisfaction, le légiste avait dû travailler toute la nuit et lui avait déjà fait parvenir ses deux rapports. L’examen toxicologique de la dépouille de Scott Dyce révélait une forte concentration de Rivotril dans le sang. L’injection d’un tel produit, combinée à la défaillance cardiaque du vieil homme, identifiée et répertoriée dans le dossier médical que lui avait transmis la maison de repos, avait provoqué de façon prévisible un arrêt du cœur.
En conclusion, Scott Dyce avait bien été assassiné. Et le fait que ce meurtre ait eu lieu au même moment que la venue de Grace faisait penser à cette dernière que ce que l’ancien inspecteur risquait de lui divulguer était d’une importance capitale. Pour qui cela représentait-il une menace ? Seulement Kathy Hodges ? Cela semblait peu probable.
Avant de se mettre à échafauder des théories hasardeuses, Grace consulta le rapport du légiste sur l’infirmière, mais elle n’y lut rien qui la surprît. La jeune femme était décédée des suites d’une hémorragie interne sous-crânienne provoquée par un impact contre un rocher. Rien ne permettait de déterminer la cause de la chute. D’autant que le reste de son examen corporel était normal, sans aucune trace de comorbidités ni de stupéfiants. Il était peu vraisemblable que Kathy Hodges ait été victime d’un homicide ; dans la panique de sa fuite précipitée, elle avait dû faire un faux pas, ou bien elle avait mis volontairement fin à ses jours pour ne pas avoir à répondre de ses actes.
Grace s’apprêtait à envoyer un e-mail à l’officier Knox à propos des fouilles qu’il avait menées, lorsqu’elle fut interrompue par quelqu’un qui frappait à sa porte. À la résolution des coups, elle reconnut aussitôt son supérieur, Elliot Baxter. Elle l’avait appelé la veille, tard dans la soirée, pour lui expliquer brièvement la situation et lui demander de venir en discuter avec elle dès le lendemain matin.
— Bonjour, Grace, grogna-t-il en s’asseyant face à elle, les traits fripés de fatigue, les cheveux fraîchement lavés.
Il passa ses mains sur son visage pâteux, avala une gorgée de café après l’avoir fait circuler dans sa bouche, et considéra son inspectrice avec l’air de celui qui doit affronter un problème supplémentaire.
— Bon, si j’ai tout compris, tu étais en train d’enquêter sur une affaire personnelle quand tu as assisté au meurtre de ton témoin. Bien sûr, le crime n’a pas été commis dans notre secteur, mais dans une maison de repos paumée au sud d’Édimbourg. Et pour ne rien gâcher, l’une des infirmières de l’établissement, que tu suspectes d’être l’assassin, est morte en s’enfuyant. On en est là ?
— En gros, oui, approuva Grace, qui se rappela combien elle aurait craint un tel discours encore un an auparavant. Et pour être tout à fait précise, j’ajouterai que j’aimerais m’occuper officiellement de ce dossier.
Elliot Baxter posa son gobelet de café, se laissa glisser sur son siège, avant de croiser les bras sur sa poitrine.
— C’est non, finit-il par assener.
Grace leva un sourcil d’étonnement.
— C’est non, parce que tu sais comme moi qu’on n’enquête pas sur sa famille ou sur des proches aux frais du contribuable et sous l’emprise de la plus absolue partialité, expliqua-t-il. De plus, récupérer l’affaire auprès de nos collègues d’Édimbourg va nécessiter une masse de boulot administratif et diplomatique, et je préfère te confier d’autres dossiers plus importants.
Elliot Baxter fit de nouveau mine de se gargariser. Grace se souvenait qu’il avait eu ce même tic le jour où il lui avait signifié qu’elle était rétrogradée aux enquêtes de voisinage après avoir échoué à poursuivre un violeur en raison de son surpoids. Mais, aujourd’hui, elle n’avait plus peur d’Elliot. Au pire, il demanderait sa révocation.