À moitié rassurée, Grace resta attentive jusqu’à ce qu’elle rejoigne son étrange destination : une maison en rondins, perdue au creux d’un vallon brumeux.
Elle s’arrêta à une centaine de mètres, contemplant cette bâtisse aux allures de chalet avec sa cheminée fumante. Puis elle alla se garer devant le portail en bois, quitta l’abri de sa voiture et chercha en vain un nom sur la sonnette fichée dans la pierre d’un pilier. Le moment était venu de se confronter à la brutale réalité. Une cloche mélodieuse retentit dans la maison, dont la porte s’ouvrit, quelques secondes plus tard, sur un homme âgé et voûté. À première vue, il ressemblait peu à Klaus Brauner, mais la pièce d’identité qu’on lui avait envoyée datait de plusieurs dizaines d’années. L’individu l’observait, attendant visiblement qu’elle s’adresse à lui.
— Monsieur Klaus Brauner ? lança-t-elle, le cœur fébrile.
Le vieillard fronça les sourcils et tendit le cou. Il n’avait pas l’air d’avoir bien entendu. Un grésillement métallique annonça que le portail était déverrouillé et Grace le poussa avec une légère hésitation.
Elle suivit un chemin dallé et remarqua des nains de céramique disséminés dans le jardin, tandis que le regard broussailleux du propriétaire ne la lâchait pas. Plus elle s’approchait de lui, plus Grace doutait d’être face à celui qu’elle avait vu sur la carte d’identité, même si, avec le temps, Brauner avait peut-être perdu la fière allure de sa jeunesse.
Elle était désormais en contrebas par rapport à l’homme, qui la dévisageait du perron. Grace dut faire un effort pour dénouer sa gorge et ces quelques secondes installèrent une atmosphère étrange. Si bien que le vieillard recula subrepticement vers l’intérieur de la maison.
— Je cherche M. Klaus Brauner, finit par dire Grace.
Cette fois, elle en était certaine, il avait bien compris. Il déclara quelque chose en allemand, que Grace ne sut pas traduire.
— Je suis écossaise, vous parlez un peu anglais ? demanda-t-elle.
L’homme fit jouer sa forêt de sourcils d’un air hésitant, puis il répondit dans un anglais très correct :
— Klaus Brauner… c’était il y a longtemps.
— C’est-à-dire ? questionna Grace, suspicieuse.
— Ce n’est pas moi. Je m’appelle Ludwig Freimann. Mais « Brauner », c’est un nom qui me renvoie plusieurs dizaines d’années en arrière. Entrez, il fait froid.
Effectivement, maintenant qu’elle était tout près de son interlocuteur, elle pouvait constater qu’il n’avait rien à voir avec Klaus Brauner. Grace s’était figée sur le seuil de la porte, si déçue qu’elle n’avait plus la force d’avancer. S’écroulait en elle le château de cartes de ses espoirs.
— Venez, vous allez attraper la mort à rester là sans bouger. Mademoiselle… ?
Grace frissonna, pénétrée par l’humidité et la rude déconvenue.
— Grace Campbell, répondit-elle sans conviction.
Puis elle se décida enfin à entrer, se disant que l’homme pourrait peut-être l’aider dans son enquête. Peut-être…
À l’intérieur, une prégnante odeur de feu de bois attira son attention vers un âtre noirci. Des petites flammes y survivaient à peine sur un tapis de braises rougeoyantes. Leur fard de forge projetait dans la pièce au mobilier rustique une lueur tremblante qui parvenait tout juste à saisir les ombres des lourdes poutres du plafond. En s’asseyant, le vieillard fit grincer l’armature en bois d’une des deux chaises de paille disposées devant le foyer. Grace l’imita et tendit machinalement ses mains vers la chaleur des charbons palpitants.
— Que savez-vous de Klaus Brauner ? demanda-t-elle en fixant les tommettes couleur brique qui bosselaient le sol.
— Dites-moi un peu qui vous êtes, mademoiselle Campbell… Vous m’avez l’air d’être quelqu’un de bien, mais vous comprenez que je me méfie.
Elle sortit son badge d’inspectrice avant d’ajouter qu’elle était à la recherche de Klaus Brauner dans le cadre d’une enquête.
— Eh bien, si vous vous êtes déplacée jusqu’ici, c’est que cette personne doit valoir son pesant d’or. Qu’importe, ça ne me regarde pas. C’est l’ancien propriétaire de cette maison. Mais c’est à son fils que je l’ai achetée il y a un peu plus de dix ans.
— Son fils ?
Grace ne put s’empêcher de repenser au petit garçon qui lui avait sauvé la vie.
— Oui, Klaus Brauner venait de décéder et le fils a mis la maison en vente. D’après ce que j’ai compris, le gamin, enfin le gamin, il devait avoir une vingtaine d’années, le jeune homme, plutôt, avait vécu toute sa vie ici et ne voulait pas y rester.
— Parlez-moi du fils de Klaus Brauner.
— Oh, j’ai le souvenir d’un garçon abattu, triste. Chaque fois que je l’ai rencontré, il avait l’air perdu, ailleurs. Il avait même oublié le jour de la signature chez le notaire. On a dû aller le chercher chez lui. Je ne sais pas s’il se comportait ainsi avant la mort de son père ou si c’est ça qui lui avait filé un coup, mais il faisait peine à voir.
Grace sortit délicatement de sa poche intérieure droite le portrait crayonné de son sauveur. Elle le tendit à Ludwig.
— Humm… c’est lui enfant ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, répondit Grace, prudente.
Une braise crépita brièvement dans le silence pendant que le vieil homme réfléchissait.
— Difficile à dire, mais c’est vrai qu’il y a quelque chose de semblable… dans la morosité du regard… Peut-être était-il déjà si sombre dès son plus jeune âge. Vous me direz, vu l’état des lieux quand j’ai acheté ici, ça ne m’étonnerait pas que ce gamin ait été atteint très jeune de profonde mélancolie.
— C’est-à-dire ?
— Déjà, cette maison était un taudis. Une odeur de crasse, des déchets partout, sous les meubles et dans les coins, des fuites d’eau, de la moisissure, du bois pourri, et des chats qui faisaient leurs besoins n’importe où. Mais si vous aviez vu la chambre du fils…
Le vieillard secoua la tête comme s’il n’y croyait toujours pas.
— Elle était dans un état pire que le reste de la maison ?
— Oh, non, à vrai dire, c’était le seul endroit à peu près bien entretenu. Non, c’était la décoration. D’un sinistre…
— Cela ressemblait à quoi exactement ?
— Ce garçon était visiblement obsédé par les contes de fées, voyez-vous. Et pas les plus gais. Tous les murs étaient tapissés de gravures toutes plus effrayantes les unes que les autres. Ma femme avait été tellement choquée, à l’époque, qu’elle n’avait plus voulu mettre les pieds dans cette pièce. Elle n’a été soulagée que lorsque tout a été démoli.
— Vous seriez capable de me décrire ces dessins ?
— Oh, je me souviens d’illustrations en noir et blanc du Petit Chaperon rouge allongé dans un lit à côté de ce loup glissé sous les couvertures, grossièrement déguisé en grand-mère avec ses minuscules lunettes posées sur un museau dévoilant des crocs affamés. Le gosse les avait accrochées face à son lit ! Et au-dessus de la tête, je crois qu’on voyait l’ogre aux yeux fous du Petit Poucet, sur le point de trancher la gorge de ses filles endormies. Il devait y avoir aussi une représentation de Peau d’âne… Oui, c’est bien cela : Peau d’âne en train de pleurer, fuyant le château de son père, si je me rappelle bien l’histoire.
Le vieillard contempla le foyer mourant doucement dans l’âtre, avant de reprendre.
— Toute la chambre était recouverte de ces images malsaines. Qui veut grandir dans un décor pareil ? Ce n’est pas normal, vous êtes d’accord ? D’autant qu’à vingt ans il habitait encore là, dans cette ambiance à la fois enfantine et morbide. Ça m’a tellement marqué, à l’époque, que j’en ai fait des photos pour montrer cette folie à mes amis.