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— Vous les avez encore ? s’empressa de demander Grace.

— Ça se peut bien qu’elles soient avec les papiers du notaire.

Il se leva, alla ouvrir un tiroir d’un buffet en bois massif dans le fond de la pièce.

— Monsieur Freimann, poursuivit Grace en s’apprêtant à poser la question à laquelle elle redoutait le plus la réponse. Savez-vous où est parti vivre le fils Brauner après avoir vendu la maison de son père ?

— Malheureusement, je n’en ai aucune idée.

La sentence tomba dans l’atmosphère tamisée de la salle au plafond bas.

— Ah voilà les papiers du notaire. Tenez, le prénom du fils, c’était Lukas. Et les photos, zut, où je les ai mises ?

— Lukas.

Grace murmura pour la première fois de sa vie le prénom de celui qui avait peut-être été son ange gardien.

Un instant troublée, elle se ressaisit et entra le nom de Lukas Brauner sur Internet. Mais, comme elle l’anticipait, aucune correspondance ne s’afficha. Il ne lui restait plus qu’une option.

— Excusez-moi, dit-elle, je dois passer un appel.

Le vieillard leva le bras, comme pour signifier qu’elle était bien libre de faire ce qu’elle voulait.

Grace s’éloigna un peu et téléphona au contact que son commissariat avait avec la police allemande. Après s’être identifiée et avoir expliqué la raison de son appel à une officière qui parlait anglais, elle demanda qu’on l’aide à retrouver l’adresse de Lukas Brauner. Son interlocutrice semblait consigner sur son ordinateur tout ce que Grace lui disait au fur et à mesure de la conversation, ce qui ne manqua pas de l’agacer. Mais c’était la procédure et elle devait s’attendre à ce qu’on la rappelle dans quelques jours ou quelques heures pour lui poser davantage de questions sur son enquête sur le territoire allemand.

— Je suis désolée, inspectrice Campbell, finit par déclarer l’officière de police. La dernière adresse connue est celle où vous êtes actuellement. Je n’ai rien d’autre.

— Comment est-ce possible ?

— L’individu n’a pas retrouvé de logement ou il a quitté le pays.

Quand Grace raccrocha, son état psychique était aussi éteint que le feu de la cheminée. Elle n’avait plus aucune piste.

— Merci de votre aide et de votre accueil, s’efforça-t-elle de dire sans montrer son désarroi.

— Je vois bien que vous êtes déçue, inspectrice, je suis désolé de ne pouvoir en faire davantage, confessa le vieil homme en sortant une pile de papiers sur le buffet. Vous pouvez peut-être essayer d’aller demander à l’hôtel Zur Börse de Hamelin. Je me souviens que le fils Brauner y est resté quelques jours avant de quitter la ville. Ils en sauront peut-être plus. Je dis bien « peut-être », car c’était il y a presque quinze ans…

Grace nota le nom de l’établissement sans se faire aucune illusion.

— Ah, enfin, voilà les photos ! Je savais bien que je les avais gardées. Ça me fait tout drôle de les revoir. À cette époque, Amelia était encore là, marmonna-t-il sombrement.

Pudiquement, Grace laissa au propriétaire des lieux le temps de se recueillir et observa avec attention les photographies qu’il venait de lui donner. Le vieil homme n’avait pas noirci le tableau. La chambre de Lukas était tout bonnement effrayante, tapissée de gravures anciennes représentant des visages grimaçants et des créatures dérangeantes mi-humaines mi-bêtes aux yeux injectés de cruauté.

Elle reconnut des scènes du Petit Chaperon rouge, du Petit Poucet et de Peau d’âne. En examinant plus attentivement les clichés, elle remarqua que seuls ces trois contes étaient illustrés. Aucune trace de Blanche-Neige, de La Belle au bois dormant ni même de Hansel et Gretel. Pourquoi Lukas avait-il fait ce choix ? Préférait-il simplement ces histoires ou leurs personnages avaient-ils pour lui une symbolique particulière ?

Loin d’être essentielle, la question éveilla, malgré tout, la curiosité de Grace. Elle s’apprêtait à regarder avec sa loupe de poche l’une des gravures qui représentait une sinistre chaumière perdue au fond des bois, quand Ludwig lui déposa un dépliant touristique entre les mains.

— Gardez-le, c’est un plan de la ville de Hamelin, je n’en ai plus besoin, dit-il. L’hôtel Zur Börse doit être indiqué.

Grace le repéra effectivement. Elle refermait le prospectus qui vantait aussi les lieux de la cité à visiter, quand une image transperça son cerveau, lui écrasa la poitrine et lui broya le ventre. Tétanisée, sous l’emprise de l’épouvante, la jeune femme eut à peine le temps de saisir le rebord de la cheminée. Ses doigts devenus brutalement moites et raides glissèrent sur le bois, ses jambes la trahirent et elle s’effondra sur les tommettes tandis que la pièce se vidait de son oxygène et tournait autour d’elle.

– 19 –

Le dépliant gisait, ouvert, à ses pieds. Dans le maelström de sa crise de panique, Grace ne pouvait détacher ses yeux du personnage mis en avant dans le prospectus touristique. Le costume multicolore qu’il portait était identique à celui dont était vêtue la silhouette qu’elle était persuadée d’avoir vue dans sa chambre lors de cette nuit d’angoisse. Le même que celui de son tortionnaire quand il venait lui rendre visite dans sa cellule, le même qu’elle avait couché sur le papier pendant toutes ces années : une longue robe multicolore qui tombait jusqu’aux pieds assortie d’un chapeau mou à pointe tombante bariolé des mêmes couleurs. L’homme marchait d’un pas alerte dans une ruelle médiévale, tenant entre ses doigts une flûte dont il avait l’air de jouer avec passion, alors que dans son sillage suivait une légion de rats.

— Mademoiselle ? entendit Grace dans la confusion de son émoi.

Elle sentit qu’on essayait de la relever et elle croisa le regard compatissant de Ludwig.

— Venez vous asseoir, vous avez fait un malaise.

Elle parvint à peine à se remettre debout, les jambes en coton, une boule de terreur nouant sa gorge. Ses doigts tremblaient, l’air ne remplissait pas ses poumons, ses mâchoires s’étaient crispées et elle n’arrivait même plus à parler. Le choc de la réminiscence l’avait terrassée.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? s’enquit son hôte qui la soutenait pour la conduire jusqu’à une chaise.

Il fallut de longues minutes à Grace avant de pouvoir répondre. Les braises hypnotiques et la présence apaisante du vieillard l’aidèrent à reprendre lentement le contrôle de ses émotions.

Se sentant capable de marcher, elle se leva pour aller ramasser le prospectus près de la cheminée, puis retourna s’asseoir pour montrer l’illustration qui avait provoqué sa crise.

— Le légendaire joueur de flûte de Hamelin, maugréa le vieil homme. C’est lui qui vous a mise dans cet état ? demanda-t-il en remuant ce qu’il restait du feu, avant de jeter une bûche dans l’âtre.

Grace contempla les étincelles incandescentes qui virevoltèrent dans la pénombre lorsque le rondin percuta les braises. Ravivées, les flammes léchèrent le bois sec en crépitant.

— Expliquez-moi, dit-elle.

Elle avait un vague souvenir de ce conte qu’elle se rappelait avoir lu quand elle n’était encore qu’une petite fille, mais le récit n’était pas clair dans sa tête.

— C’est une histoire, racontée notamment par les frères Grimm, que l’on prétend destinée aux enfants, commença-t-il. Mais à mon sens, elle est terrifiante.