Ludwig Freimann sembla songeur. Il gratta ses épais sourcils, avant de se lancer.
— Il y a bien longtemps, la cité de Hamelin subit une infestation de rats. Il y en avait tant qu’ils dévoraient les récoltes, effrayaient les chats, et attaquaient même les nourrissons dans leur berceau. C’est alors que se présenta un individu aux portes du bourg. Vêtu d’une tunique bariolée des plus voyantes, n’appartenant à aucun village alentour, il assura aux habitants qu’il pouvait les débarrasser de la vermine. Le prix du service fut fixé à mille florins, qui seraient versés lorsque les rongeurs auraient tous disparu. Sans attendre, l’attrapeur de rats, c’est ainsi qu’on le nommait, interpréta un air étrange avec sa flûte. Au son de cette mélodie, tous les rats sortirent de leur cachette et rejoignirent le musicien. Sans cesser de jouer, celui-ci les entraîna jusqu’à la tumultueuse rivière qui bordait la ville, dans laquelle ils se jetèrent et se noyèrent jusqu’au dernier.
— C’est la suite qui est terrifiante, n’est-ce pas ? émit Grace, qui commençait à se rappeler l’impression malsaine que ce vieux conte avait laissée en elle.
— Effectivement, reprit Ludwig d’une voix lente et nimbée d’une profonde tristesse. Les habitants refusèrent de payer le joueur de flûte, allant jusqu’à l’accuser d’avoir lui-même provoqué l’infestation de rats pour se présenter ensuite en sauveur grassement rémunéré. Chassé sans ménagement, l’homme promit froidement qu’il reviendrait pour se venger. Menace qui fit ricaner tout le monde : comment pourrait-on craindre un simple musicien ? Mais le jour de la Saint-Jean et Saint-Paul, à l’heure où les adultes se trouvaient à l’église, une étrange mélodie se fit entendre dans les rues de Hamelin, attirant tous les enfants, qui se mirent à suivre le joueur de flûte en dansant au rythme de la musique. Cent trente bambins lui emboîtèrent ainsi le pas au-delà des murs de la ville, jusqu’au sommet d’une montagne, puis à l’intérieur d’une grotte…
Le vieil homme soupira.
— Personne ne les a jamais revus, acheva-t-il.
Le silence retomba dans la pièce. Les crépitements du feu de bois résonnaient sous la lourde charpente où flottait désormais un voile de fumée.
Son doux visage rougeoyant à la lueur de l’âtre, Grace était plongée dans ses pensées. Elle se demandait comment il pouvait exister un lien entre cette lugubre histoire et ce qui lui était arrivé. Quelques hypothèses lui traversaient l’esprit, mais elle ne leur accorda guère de crédit. Ce récit n’était qu’un conte, une légende, et il lui fallait du concret pour espérer faire progresser son enquête.
— Maintenant, dites-moi pourquoi ce joueur de flûte a eu cet effet sur vous…
— C’est aussi une longue histoire, monsieur Freimann, et je ne suis pas encore prête à la raconter. De plus, j’aimerais me rendre à Hamelin, tenter ma chance dans l’hôtel dont vous m’avez parlé.
Grace se leva, désormais un peu plus assurée sur ses jambes, et se dirigea vers la porte d’entrée de la maison.
— Merci de votre aide, et toutes mes excuses pour vous avoir exposé à cette… crise.
— Ne vous en faites pas. J’en ai vu d’autres. J’espère que vous trouverez ce que vous cherchez, acheva le propriétaire en ouvrant la porte.
— À ce propos, où puis-je aller pour en apprendre plus sur ce conte du joueur de flûte ? Il y a un musée ou quelque chose d’approchant ?
L’hôte de Grace esquissa un rictus amer.
— Toute la communication touristique de Hamelin est centrée autour de cette histoire : statues, jouets, enseignes de restaurants, babioles, horloges animées… À chaque coin de rue, on vous rappelle ce conte épouvantable. On assiste même à des défilés de gamins déguisés en rats qui suivent un type habillé en joueur de flûte, et tout le monde trouve ça amusant…
Grace sentit plus qu’un mécontentement chez son interlocuteur. L’ironie initiale du ton de sa voix s’était muée en colère. Il avait maintenant les poings serrés, et sa mâchoire inférieure avait glissé vers l’avant dans un mouvement de dégoût.
— Toutes les villes exploitent la moindre légende pour favoriser le tourisme…, tenta la jeune femme pour aider Ludwig à aller au bout de sa pensée.
— Ces gens ont-ils conscience de l’objet de leur divertissement ? Ce joueur de flûte, c’est le diable. Comment peut-on rire et s’amuser d’un être démoniaque qui conduit des petits êtres innocents dans une danse de la mort ? Comment ose-t-on festoyer autour d’une histoire qui se termine par plus d’une centaine d’enfants disparus ?
Son regard avait quelque chose d’effrayant et d’effrayé à la fois.
— Ce n’est qu’une légende, monsieur Freimann. Qu’est-ce qui vous met tant en colère ?
Il la fixa. Dans ses yeux tremblait une lueur de peur.
— La vérité, mademoiselle, c’est que ce n’est peut-être pas une légende. Bien au contraire.
Grace sentit revenir l’angoisse qui l’avait terrassée un peu plus tôt.
Ludwig Freimann lui adressa un dernier mot avant de refermer sa porte.
— Allez à l’église, et vous verrez.
– 20 –
Comme elle le redoutait, le Zur Börse se révéla être une voie sans issue. L’établissement ne conservait pas ses registres au-delà de cinq ans, et quand bien même Grace aurait voulu retrouver ceux qui y travaillaient à l’époque, le directeur actuel lui expliqua que l’hôtel était passé entre les mains de tellement de gérants, depuis quinze ans, qu’il était impossible de retrouver le personnel attaché à chaque direction.
Grace avait donc définitivement perdu la trace de celui qu’elle pensait être son sauveur, le fils de Klaus Brauner, et ainsi la seule piste tangible qui aurait pu l’aider à remonter jusqu’à ceux qui l’avaient kidnappée et violée.
Sur le trottoir devant l’hôtel, seule sous le ciel nocturne, elle entendit au loin sonner les cloches d’une église. C’est ainsi que s’achevait donc sa folle journée d’espérance. Elle eut envie de se moquer d’elle-même, ne serait-ce que pour amortir la douleur d’un échec prévisible. Partie tête baissée dans cette enquête, fière de sa résolution, si convaincue qu’elle allait enfin connaître la vérité sur son passé, elle avait été aveuglée par son désir de retrouver une vie apaisée où l’amour et même le désir ne seraient plus tabous. Mais dans son enthousiasme, elle avait refusé de s’avouer qu’il était sans doute trop tard pour mener cette enquête : après une vingtaine d’années, les chances de dénicher des indices étaient quasi nulles.
Une bruine glaciale, annonciatrice de neige ou de grésil, lui piqua le visage. Elle glissa ses mains dans les poches de sa parka, et effleura alors le prospectus que Ludwig lui avait donné. Grace se ressaisit. En réalité, il restait une piste à explorer : le possible lien entre son calvaire et la légende du joueur de flûte de Hamelin. L’hypothèse était vaporeuse et avait tous les attributs d’une quête illusoire. Le choix de cette tenue multicolore de la part de son bourreau n’était peut-être qu’un hasard. Le fait que Klaus Brauner vive près de Hamelin pouvait fort bien être ce qu’on appelle dans le métier une coïncidence faussée.
Mais que pouvait-elle faire d’autre ? À part rentrer chez elle et se maudire jusqu’à la fin de ses jours en se disant qu’elle n’avait pas tout tenté pour découvrir la vérité. Il lui semblait désormais impossible d’éteindre le feu de la vengeance qu’elle avait tellement attisé. Elle n’aurait de repos qu’après avoir fait payer son tortionnaire. Par conséquent, même si elle n’y croyait guère, elle devait vérifier si la légende du joueur de flûte avait une base historique. Si ce n’était qu’un conte pour enfants, elle refermerait immédiatement cette piste chimérique, voire ridicule.