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Elle se fia au conseil de Ludwig Freimann et prit la direction de l’église de la ville, telle une adulte à qui l’on a promis d’apporter la preuve de l’existence du père Noël.

Morose, elle remonta son col et traversa une route pour franchir une massive arche de pierre séparant la cité moderne de la ville historique.

L’impression de changer d’époque fut radicale et la força à s’arrêter. Devant elle, une large promenade conviait le visiteur à entrer comme on fait ses premiers pas dans un parc d’attractions, dévoilant un peu en contrebas un enchevêtrement de toits sombres et pointus, parfois de travers, qui se succédaient comme autant de chapeaux de lutin cabossés. À son terme, l’allée centrale lâchait la main du voyageur pour se démultiplier en un dédale de ruelles pavées, chacune invitant au mystère et à l’exploration. Alors qu’elle se remettait en marche, Grace vit avec plus de netteté les charpentes irrégulières des maisons à colombages penchant si bien de part et d’autre de ces voies étroites, que les sillons piétonniers semblaient s’être frayé leur propre passage entre les bâtisses. Les halos couleur de flamme de lanternes suspendues aux encadrements des portes médiévales en bois se reflétaient sur la chaussée luisante d’humidité ainsi que sur les façades aux teintes sablées. De-ci de-là, des enseignes en forme de chope, de grappe de raisin ou de clé ouvragée se balançaient en grinçant au gré des coups de vent, encourageant à pousser la porte de ces masures enfantines d’où émanaient de chaleureuses lumières tamisées par des rideaux de dentelle.

L’atmosphère pourrait être féerique si les rues n’étaient pas si désertes, pensa Grace, parvenue à l’endroit où la voie principale se séparait en ruelles labyrinthiques. Un seul couple de touristes passa rapidement devant elle en bravant le mauvais temps et la fraîcheur de la nuit. Sans présence humaine, la ville n’avait plus rien de magique, elle en devenait presque inquiétante. Comme si tous les habitants avaient abandonné leur logis en catastrophe.

Grace consulta un panneau gravé d’une silhouette du joueur de flûte indiquant plusieurs directions, dont celle de l’église, qu’elle suivit sans attendre. Elle s’engouffra dans une venelle au dallage tordu qui grimpait. Aux balcons, des roses de Noël dépassaient parfois des maisons inclinées comme des sourcils mal taillés et, au sommet des toitures vermoulues de mousse, des girouettes en forme de coq geignaient en suivant les orientations versatiles du vent. Seuls ces petits cris aigus accompagnaient le martèlement des pas de Grace. À plusieurs reprises, elle se retourna, persuadée d’avoir entendu quelqu’un marcher derrière elle, sans rien voir d’autre que la fine bruine qui s’était mise à tomber dru. Instinctivement, elle repensa à la famille de l’aéroport, puis à cette voiture qui ne la lâchait pas sur la route de l’ancienne adresse de Klaus Brauner. Se faisait-elle des idées ou avait-elle raison de s’inquiéter ?

Aux aguets, prête à réagir, elle accéléra et déboucha sur une vaste place pavée où s’élevait un bâtiment de pierre dont l’architecture crénelée, de style Renaissance, tranchait avec les maisonnettes médiévales. En passant devant, elle aperçut une enseigne métallique sur laquelle le joueur de flûte de Hamelin était forgé dans un médaillon doré. Puis son regard glissa sur une inscription gravée dans une plaque marbrée scellée dans le mur de l’édifice. Grace la parcourut d’un œil, pressée de rejoindre l’église, avant de prendre la mesure de ce qu’elle était en train de lire. Elle s’attendait à une narration folklorique, chargée de détails attrape-touristes pour entretenir la légende. Mais un préambule écrit en plusieurs langues lui apprit que la citation présentée ici était extraite du manuscrit de Lüneburg, datant de 1440-1450, rédigé par un moine. L’un des premiers documents écrits à rendre compte du funeste passage du fameux joueur de flûte à Hamelin. Grace le parcourut en essayant de le déchiffrer avec ses quelques notions d’allemand.

Anno 1284 am Dage Johannis et Pauli

war der 26. Juni

Durch einen Pieper mit allerley Farve bekledet

gewesen

CXXX Kinder verledet binnen Hameln geboren

To Calvarie bi den Koppen verloren

Le texte était trop compliqué et peut-être même pas en allemand moderne. Elle lut donc avec attention la traduction anglaise qui se trouvait sur une plaque à côté.

En l’année 1284, le jour de Jean et Paul

Soit le 26 juin

Par un flûtiste tout de couleurs vêtu,

130 enfants nés à Hamelin furent séduits

Et perdus au lieu du calvaire près de Koppen.

Jamais elle n’avait lu de textes évoquant des contes avec des lieux, des dates et des chiffres si explicites. Cette version quasi historique se télescopait de façon étrange avec le récit mythique et celui des frères Grimm. Mais tous les doutes étaient encore permis : ce témoignage avait été rédigé près de deux cents ans après les événements décrits. À cette époque bercée par les croyances les plus fantasmagoriques, la légende avait eu le temps de prendre le pas sur la vérité, si vérité il y avait eu.

Dans le silence de la place déserte, une cloche sonna un coup, signalant qu’il était 19 h 30, et Grace s’empressa de rejoindre l’église, curieuse de vérifier si cette visite allait confirmer le texte de l’inscription. Elle s’engouffra dans une voie encaissée qui sillonnait entre de vieilles demeures déséquilibrées. Un écriteau indiquait qu’elle s’appelait Bungelosenstrasse, autrement dit la « rue sans tambours ». En lisant pourquoi cette rue avait été baptisée ainsi, Grace ne put s’empêcher de réprimer un frisson de malaise : il s’agissait du dernier endroit où les enfants avaient été vus, et depuis lors, la musique et la danse y étaient interdits.

Grande lectrice, habituée à s’imprégner d’univers imaginaires, Grace ne put s’empêcher de se figurer ces cent trente filles et garçons déambulant exactement là où elle foulait le pavé, il y a un peu plus de sept cents ans. Ces âmes insouciantes, heureuses, suivant dans une admiration presque hypnotique ce joueur de flûte, qui les conduisait vers leur destin funeste.

L’image du costume bariolé à capuche s’imposa de nouveau à elle avec toute la terreur qu’elle lui inspirait. Elle se hâta plus que de raison pour fuir l’étau de cette ruelle qui la contraignait au souvenir. Elle se fia à plusieurs panneaux qui la firent serpenter entre les maisons et finit par arriver sur une autre place, face à l’église de Hamelin, au clocher de cuivre aussi effilé qu’une lance de chevalier. Elle poussa la lourde porte en bois à double battant et, grimaçant à l’odeur d’encens qu’elle supportait mal, elle ne fut pas longue à trouver ce pour quoi Ludwig Freimann lui avait indiqué cet endroit. Au fond de l’édifice religieux, dans un renfoncement de l’aile droite, un grand vitrail représentait nettement le joueur de flûte. De profil, en habits multicolores, il devançait quelques garçons et filles vêtus de gris en arrière-plan.

Grace traversa la nef déserte et se posta sous l’œuvre de verre, qui malheureusement la laissa indifférente. Pire, le vitrail rinça son diffus espoir de découvrir là une preuve de l’historicité de la légende. Elle avait le sentiment d’être devant une joyeuse illustration enfantine. Toute la dimension inquiétante et même réaliste du joueur de flûte était effacée au profit d’une sympathique célébration carnavalesque. Ludwig Freimann est bien naïf, se dit-elle.