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— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle en désignant la petite collection éclectique.

— C’est notre exposition permanente sur la légende du Pied Piper, autrement dit le joueur de flûte. Mon bureau est par là. Si vous voulez bien…

— Ce qui m’intéresse est ici, répondit Grace en se rapprochant des vitrines. Je suis à la recherche de toutes les informations qui pourraient attester l’éventuelle dimension historique de ce sombre récit.

— Ah… vous n’êtes pas la seule.

Le directeur allait développer, mais se ravisa.

— Puis-je vous demander quel lien il y a avec… ?

— Mon enquête ?

— Oui, afin que je puisse être plus précis dans mes explications.

— C’est confidentiel. J’ai surtout besoin de savoir jusqu’à quel point cette partie de l’histoire de Hamelin est vraie ou non.

L’homme remonta ses lunettes sur son nez.

— Humm… C’est bien là toute la question. Même après deux ans passés ici à étudier le sujet, je n’ai toujours pas acquis de conviction. Les principales sources sont le registre de la ville de 1384, conservé au musée, qui évoque la disparition des enfants, le manuscrit de Lüneburg, datant de 1440-1450, que vous voyez là et qui apporte d’autres détails, et enfin l’aquarelle d’Augustin von Mörsberg de 1592, dont vous trouvez ici une copie. J’ajoute à ces traces historiques cette dalle provenant de l’ancienne porte fortifiée de Hamelin, généralement moins connue des touristes, qui montre combien cet événement s’avérait être une véritable obsession pour tous les habitants au fil des siècles.

Il s’accroupit devant un bloc de pierre beige d’au moins un mètre de haut placé sur un présentoir, et suivit du doigt l’inscription qui y était gravée en lettres gothiques.

— « En l’an 1556, deux cent soixante-douze ans après que le magicien eut conduit cent trente enfants hors de la ville, ce portail a été érigé », traduisit-il.

Presque trois siècles après, les habitants continuaient à commémorer le drame, pensa Grace. Comment ne pas y voir la manifestation d’un traumatisme collectif ?

— Et quelle est la signification des objets dans les vitrines ?

— C’est une mise en scène un peu ludique de toutes les hypothèses des historiens qui tentent d’expliquer ce qu’il a réellement pu arriver à ces enfants le 26 juin 1284.

Le directeur s’approcha de la première cloche.

— Cette carte illustre la théorie de l’émigration. À cette époque, la région baltique de l’Europe de l’Est était fort peu peuplée et les grands propriétaires de ces territoires avaient besoin de main-d’œuvre. Ils envoyaient donc régulièrement des messagers à travers les villes surpeuplées d’Allemagne pour recruter du sang neuf. Or, les familles les plus démunies ne s’opposaient pas à vendre certains de leurs enfants pour avoir moins de bouches « inutiles » à nourrir. C’est ce qui a pu se passer à Hamelin et plus d’une fois d’ailleurs. Et l’on peut imaginer que les recruteurs ambulants, pour attirer l’attention, s’habillaient de façon voyante et jouaient d’un instrument.

— On a des preuves pour étayer cette thèse ? demanda Grace.

— Oui et non. Certes, on a constaté que l’on retrouvait des noms de famille similaires à ceux de Hamelin dans ces régions éloignées de la Baltique. Mais ces patronymes sont en réalité très communs dans tous les pays de l’Est. Cette explication a priori convaincante est donc sans doute erronée.

— D’autant qu’on peut se demander pourquoi les habitants de Hamelin auraient fait de cet événement une tragédie puisque, d’une part, ce genre de pratique avait l’air courant d’après ce que vous me dites et que, en outre, les habitants étaient consentants.

— C’est juste.

— Et les chaussures rouges ?

— Ce ne sont pas des chaussures d’époque, mais ces bottines illustrent une hypothèse un peu farfelue. Avez-vous déjà entendu parler de la danse de Saint-Guy ?

— Non…

— Il s’agit d’une maladie qui se manifeste chez les enfants entre cinq et quinze ans après une contamination par un certain type de streptocoque. Celui-ci atteint le système nerveux et provoque des mouvements involontaires. Notamment des contractions des muscles du tronc, des torsions des bras et des jambes, qui donnent l’impression d’exécuter en permanence une danse saccadée et désarticulée. Or, au Moyen Âge, on pensait que les airs de flûte pouvaient apaiser ces spasmes incontrôlés…

Grace hocha la tête, réfléchissant.

— Donc les enfants de Hamelin auraient été contaminés en même temps par cette danse de Saint-Guy et un joueur de flûte les aurait emmenés on ne sait où en essayant de les calmer…

Le directeur haussa les épaules.

— Vous allez me rétorquer que cent trente petits frappés par une même maladie dans le même village, cela semble quelque peu exagéré.

— Je ne suis pas historienne de la question et peut-être était-ce à l’époque une pathologie courante, je n’en sais rien. En revanche, de ce que j’ai pu lire jusqu’ici de la légende et des textes historiques y faisant référence, je n’ai rien vu sur la maladie des enfants ou le rôle de soigneur du joueur de flûte. Les écrits de l’époque semblent au contraire poser une énigme : les enfants sont partis mais personne n’a jamais su où ni pourquoi. Le ton, laconique, fatal, n’explique rien, il questionne l’impensable.

— Effectivement. Reste l’hypothèse d’une épidémie de peste qui aurait décimé les plus jeunes, le musicien symbolisant alors la mort emportant les âmes des petits.

Grace était dubitative.

— Si la peste était arrivée à Hamelin, les enfants n’auraient pas été les seuls touchés. On aurait parlé d’une hécatombe dans toute la ville, il me semble ?

— Oui…

— L’idée qui semble revenir à la fois dans les écrits historiques et dans la légende, c’est le départ des enfants. Si je me souviens bien, le manuscrit de Lüneburg est encore plus précis, assena Grace en revenant sur ses pas. Je crois avoir aperçu le témoignage du moine sur l’un de vos panneaux explicatifs.

Grace ne mit pas longtemps à retrouver ce qu’elle cherchait.

— Ah voilà, c’est ici : « Cent trente enfants nés à Hamelin furent séduits et perdus au lieu du calvaire près de Koppen. » Où est-ce, Koppen ?

— On pense qu’il s’agit d’une colline près de Coppenbrügge, à quelques kilomètres d’ici. Là-bas, il y a des parois rocheuses couvertes par la forêt, et au bout d’un long chemin grimpant au sommet se trouve une dépression en forme de crâne appelée locum calvaria depuis l’Antiquité. Cette expression latine, qui fait donc référence à ce « lieu du calvaire », signifie « la place du crâne ».

— Les enfants auraient donc été conduits et perdus à cet endroit ?

En y réfléchissant, Grace prit conscience qu’un élément de l’histoire la perturbait depuis le départ.

— Monsieur Brawekod, quelque chose m’échappe dans tout cela. Comment peut-on savoir où ils sont partis si personne ne les a vus et qu’aucune victime n’est revenue ?

— Il y a une explication toute simple. Peut-être ne vous a-t-on pas raconté la légende in extenso, mais dans la plupart des versions, deux enfants ne seraient pas allés au bout du chemin et seraient retournés auprès de leurs parents. Et il y a une bonne raison à cela, l’un était sourd et aurait suivi les autres sur une partie du sentier sans toutefois succomber à la mélodie envoûtante de la flûte jusque dans la grotte. L’autre était estropié et n’a pas réussi à grimper jusqu’au sommet de la fameuse colline. Leur handicap les a sauvés et a fait d’eux les témoins du drame.