Grace jeta un coup d’œil vers l’aquarelle d’Augustin von Mörsberg accrochée un peu plus loin, et comprit ce que l’auteur avait voulu signifier en dessinant cet enfant à l’arrière du groupe, tombé sur le dos, et tendant le bras vers ceux qui continuaient inexorablement leur ascension de la colline. Mais à présent qu’elle avait résolu cette question, un autre détail de l’histoire l’intriguait.
— Je vais sans doute vous paraître tatillonne, mais pourquoi cent trente petits habitants de la ville ont suivi, en toute confiance, un homme qu’ils n’avaient vu qu’une seule fois ? Et de surcroît si loin de chez eux ? On parle d’une musique ensorcelante, mais je n’y crois pas.
Grace surprit une brève lueur d’inquiétude dans le regard du directeur avant qu’il ne reprenne un air un peu blasé.
— Vous savez, les enfants étaient beaucoup plus indépendants à l’époque. Et les distractions probablement rares. Un saltimbanque qui vous faisait la promesse d’une danse joyeuse entre copains était une aubaine pour oublier un moment la dureté de l’existence.
La jeune femme n’était pas tout à fait convaincue par cette explication, mais elle n’avait pas de contre-argument à opposer. Elle mit de côté ce détail et considéra que le reste du récit était désormais assez cohérent. Mais elle n’était pas là pour faire une thèse sur le joueur de flûte. Et il lui manquait l’essentiel : trouver un élément concret qui lui permette de relier son histoire personnelle à la légende. C’est sur cette base si fragile que reposait son dernier espoir de remonter la piste vers son tortionnaire.
— Que trouve-t-on dans ce « lieu du calvaire » ?
Brawekod laissa échapper un petit sourire sardonique.
— La Teufelsküche, la cuisine du diable. Un creux dans le sol, où s’entremêlent des écroulements de roches vermoulues. On raconte que le diable faisait cuire ses victimes dans cette grande marmite de pierre.
Instinctivement, Grace lança un regard vers la troisième vitrine qui abritait un tas de gravier.
— C’est l’une des dernières hypothèses et la plus probable, enchaîna le directeur. Le joueur de flûte aurait attiré les enfants là-haut pour faire une belle frayeur aux parents, mais avec certainement l’intention de leur rendre leur progéniture après leur avoir donné une bonne leçon. La blague aurait malheureusement mal tourné lorsqu’un tremblement de terre aurait provoqué un éboulement accidentel. Cette thèse est d’autant plus crédible que cette partie de la colline de Coppenbrügge se situe sur une faille tellurique.
Grace remarqua alors que des jambes et des bras de Playmobil dépassaient du monticule miniature.
— J’ai toujours eu un doute à propos de cette mise en scène, déclara Brawekod, dubitatif. Je me demande si la présence de jouets figurant les petites victimes décédées n’est pas plus violente qu’on ne le pense pour un enfant…
Grace lui confirma sa crainte dans un acquiescement silencieux, tout en faisant le triste bilan de son entretien. Rien de ce qu’elle avait appris ne permettait de rattacher le récit du joueur de flûte à sa propre enquête. Avant d’enterrer définitivement ses espoirs, il lui restait néanmoins une question fondamentale à poser.
— Des fouilles ont-elles été entreprises sur ce « lieu du calvaire », pour y dénicher des ossements, par exemple ?
— Oui, bien sûr, en 2016.
Grace ne s’attendait pas à cette réponse. Rien dans l’exposition n’y faisait allusion.
— Et qu’ont découvert les archéologues ? s’enquit-elle fébrilement.
— Des preuves d’un éboulis et des restes… de chèvres. Il y en a encore quelques-unes qui bondissent de rocher en rocher là-haut. Mis à part cela, rien. Sinon, croyez bien qu’on se serait empressé de le faire savoir. Vous imaginez le bénéfice touristique pour le musée ?
La jeune inspectrice laissa échapper un profond soupir, sans pour autant se départir de son professionnalisme.
— Vous avez le compte rendu de ces recherches, que je puisse y jeter un coup d’œil ?
— Je dois avoir la synthèse quelque part dans mon bureau. Un instant, je reviens.
Cinq minutes plus tard, le directeur tendit à Grace un dossier relié qui ne devait pas comporter plus de quatre pages. On y voyait quelques photos des lieux explorés et notamment la fameuse « cuisine du diable ». Le texte expliquait doctement que les blocs de pierre entassés avaient une composition minérale similaire à celle du rocher et que les fractures étaient typiques d’un effondrement qui avait dû être la conséquence d’un séisme. Le rapport se concluait sur l’absence d’ossements humains et n’apportait aucune autre information qui puisse évoquer le propre calvaire de Grace.
Minée par la déception, elle referma le dossier et le rendit à Brawekod.
— Merci pour votre temps, monsieur.
— Cela vous a-t-il aidée ?
— Je sais maintenant que je fais fausse route.
— Ah, je suis désolé. Mais cette histoire est si… brumeuse. Bonne chance.
Découragée, Grace salua une dernière fois le directeur et tourna les talons. Elle était allée au bout de son idée. Son enquête était dans une impasse.
– 22 –
Grace aperçut la porte du musée se refermer sur la jeune femme de l’accueil qui quittait les lieux. Alors qu’elle pressait le pas pour sortir à son tour, elle entendit Nate Brawekod l’interpeller.
— Inspectrice, attendez.
Surprise, elle se retourna.
Le directeur sembla attendre d’être sûr que la réceptionniste ne reviendrait pas sur ses pas, avant de se lancer.
— Écoutez, je dois vous faire une confidence.
— Je suis là pour vous écouter, répondit Grace, plus attentive que jamais.
— Autant que possible, cela doit rester entre nous, d’accord ?
— Autant que possible, c’est promis.
Nate Brawekod desserra son col de chemise, comme pour se laisser le temps de formuler sa pensée.
— En fait, à titre personnel, je suis convaincu que cette histoire de disparition d’enfants tire son origine d’une catastrophe bel et bien réelle. Sinon, le récit ne serait pas resté ainsi gravé dans la mémoire collective. Quelque chose de terrible et hors du commun s’est produit, c’est certain. Mais surtout, contrairement à ce que l’on dit ici dans le musée, je pense que les gens de l’époque savaient très bien ce qui était arrivé à leur progéniture…
Grace fut surprise par cet aveu de dernière minute du directeur, qui avait soudain abandonné son attitude quelque peu scolaire au profit d’une expression affectée, presque grave.
— S’ils savaient, pourquoi n’ont-ils pas révélé cette vérité ?
— Parce qu’ils ne pouvaient pas la dire.
La voix de Nate Brawekod se perdit dans le silence du musée. Grace ne le relança pas. Il lui sembla que l’homme avait besoin de prendre la mesure de ce qu’il allait avancer.
— Les cent trente enfants n’ont pas simplement disparu, ils ont été tués. Et celui qui a perpétré ce crime de masse n’était pas un étranger pour les habitants de Hamelin. C’est pour cette raison que les petites victimes ne se sont pas méfiées et qu’elles ont suivi leur bourreau, vous aviez raison de mettre en doute cette partie de l’histoire, tout à l’heure.
Il s’arrêta un instant et inspira profondément.
— Ce fameux joueur de flûte n’était en réalité rien d’autre qu’un meurtrier pervers et probablement pédocriminel.