— Effectivement, ce n’est pas normal. De quand date l’emprunt ?
— Janvier 2016…
L’officier sembla réfléchir.
— Bah oui forcément ! Début 2016, c’est le commissaire Harald Schmidt qui était encore là. Il a d’ailleurs pris sa retraite bien plus tard que prévu. Et s’il y en a un qui se croyait au-dessus des règles, c’était bien lui ! À coup sûr, c’est votre emprunteur mystère.
— De quoi le commissaire est-il mort ? ajouta Grace innocemment.
— D’une crise cardiaque.
— Il était marié ?
— Oui, sa veuve, Germaine, vit toujours à Hamelin, si c’est ce que vous voulez savoir.
— Vous auriez son adresse, s’il vous plaît ?
L’homme fit une recherche sur son ordinateur et griffonna quelque chose sur un papier.
— Voilà…
— Merci du coup de main. C’est sympa.
— J’ai eu le temps de regarder votre vidéo, c’est flippant, dit-il en rendant le téléphone à Grace.
L’enquêtrice acquiesça d’un signe de tête plein d’empathie et rangea l’appareil dans la poche intérieure de son manteau.
— Bon courage pour la désintoxication, lui lança-t-elle en quittant le poste de police.
Sur le chemin qui la menait au domicile de l’ancien commissaire, elle repéra un hôtel, où elle comptait passer la nuit, puisqu’il était maintenant près de vingt-deux heures. D’ailleurs, était-ce bien raisonnable d’aller rendre visite si tardivement à la veuve d’Harald Schmidt ?
Évidemment que non, mais Elliot Baxter ne lui avait laissé que trois jours. Vingt minutes plus tard, Grace sonnait donc à la porte d’une modeste maison aux murs de crépi, à l’écart du vieux Hamelin. Le temps que quelqu’un réponde, elle en profita pour se redonner une apparence plus avenante. Mais lorsqu’elle se vit dans son téléphone grâce à la caméra inversée, elle leva un sourcil dubitatif. La bruine avait légèrement fait onduler ses cheveux, offrant d’elle une image sympathique, mais bien loin de celle, sérieuse, qu’elle s’évertuait à entretenir avec sa stricte coiffure. Et à force de parcourir la ville en tous sens, son visage s’était teinté de couleurs vivifiantes pour luire d’une fine couche de transpiration. Super, je ressemble à une joggeuse de bord de mer… L’idéal pour une première rencontre, songea Grace avec ironie, quand une ombre passa devant l’œilleton.
— Qui êtes-vous ? s’inquiéta une voix de femme en allemand.
— Bonsoir, madame, parlez-vous anglais ?
— Un peu, mais pas très bien, répondit la veuve dans un anglais un brin rouillé.
— Parfait. Je m’appelle Grace Campbell, je suis inspectrice de police à Glasgow, en Écosse. Je suis navrée de vous importuner à une heure si tardive, mais je suis venue de loin pour enquêter sur une affaire qui pourrait être liée à un dossier qu’Harald a suivi il y a cinq ans, expliqua-t-elle en plaçant son badge devant le judas.
— Que voulez-vous exactement ? se renseigna la femme sans ouvrir la porte.
Grace décela dans ses paroles, derrière la méfiance, une pointe de curiosité.
— J’ai de bonnes raisons de penser que votre mari a rapporté un document chez vous, il y a cinq ans, et qu’il s’y trouve toujours. Il s’agit d’un rapport important, qu’il aurait emprunté aux archives du commissariat.
— Vous pourriez peut-être revenir demain ?
— Je comprends votre réticence, mais ce dossier pourrait grandement m’aider dans mon enquête qui concerne la disparition d’un enfant… Le temps presse, mentit-elle.
— Vous auriez dû me le dire tout de suite.
On déverrouilla la porte, et Grace fut invitée par une petite dame d’environ soixante-quinze ans aux cheveux agencés à la façon d’une coiffe médiévale et à l’air épuisé. À travers ses imposantes lunettes à la monture en plastique transparente, elle regardait l’inspectrice en se penchant en arrière et en plissant le nez.
— Vous êtes grande et bien bâtie, remarqua-t-elle.
Grace ne sut comment interpréter le « bien bâtie », mais puisqu’elle ne se trouvait pas « grande » non plus, elle en conclut que cette femme avait une grille d’évaluation qui lui était propre.
— Merci beaucoup de m’accorder un peu de temps.
— Excusez le désordre, je n’attendais personne.
Grace pensa que les Allemands devaient avoir une notion fort peu tolérante du rangement. Le hall dans lequel elle venait de pénétrer sentait la cire, deux parapluies étaient déposés pile à la perpendiculaire sur un support en bronze brillant et pas une tache ne mouchetait le carrelage blanc.
— Comme vous êtes pressée, je vais vous conduire directement à l’ancien bureau de mon mari. Il s’y enfermait parfois des heures pour travailler. Mais je vous préviens, Harald n’a jamais été fichu de classer ses papiers, il se contentait de les entasser sur sa table de travail, des sardines tombées du filet. C’était le bazar là-dedans.
La dame entama l’ascension de l’escalier qui faisait face à l’entrée et Grace la suivit, prête à rattraper son hôtesse, dont chaque enjambée semblait un miracle.
— J’ai tout rassemblé dans un grand carton, sans rien trier. Je n’avais jamais mis le nez dans les enquêtes de mon mari, je n’allais pas commencer après sa mort. Mais je n’ai pas pu me résigner à tout jeter… Que voulez-vous, c’est comme ça. En conservant ses affaires, j’ai l’impression qu’il n’est pas complètement parti. Même après le cambriolage, j’ai remis les papiers dans leur boîte alors que c’était un sacré capharnaüm.
Grace s’arrêta au milieu des marches.
— Quand a eu lieu ce cambriolage ?
— Oh, c’était bien ma veine. Le lendemain de l’enterrement d’Harald, le 14 septembre 2016. On aurait cru qu’ils n’attendaient que ça. Heureusement, ils n’ont pas pris grand-chose.
— Qu’est-ce qui vous a été volé ?
— Oh, un ou deux bijoux, c’est tout.
— Et vous disiez que le bureau de votre époux avait été fouillé ?
— Oui, tous ses papiers étaient étalés par terre. Mais du peu que j’en sais, il n’y avait rien de valeur, alors je suppose qu’ils ont tout laissé. Et puis, comme mon mari avait fait installer une alarme peu avant de mourir, les malfaiteurs ont pris peur et ont fui en catastrophe. Ah, voilà, nous y sommes, conclut Germaine Schmidt, essoufflée, en posant un pied sur le palier de l’étage. C’est la pièce juste à droite. Vous pouvez y aller. Je suis dans ma chambre, si vous avez besoin. Il y a un film à la télévision, ce soir, que j’ai déjà vu trois fois, mais bon, il faut bien se distraire quand on est toute seule !
— Merci de votre confiance, madame.
Grace foula la moquette vert pâle du petit bureau de l’ancien commissaire, l’esprit en effervescence. Les questions se bousculaient : pourquoi le rapport des archéologues avait-il été sorti le jour même de son entrée aux archives ? Était-ce bien Harald Schmidt qui l’avait emprunté ? Si c’était le cas, pourquoi l’avait-il conservé pendant plusieurs mois sans le rapporter au commissariat ? Voulait-il garder le secret ? Pouvait-on aller jusqu’à supposer que le cambriolage était destiné à récupérer ce dossier ?
Suspicieuse, la jeune femme s’avança dans la pièce qui sentait le renfermé. Un secrétaire rustique en cerisier laqué était posé contre un mur couvert d’un papier peint jauni en partie décollé. Sous le meuble se trouvait un carton dans lequel avaient été empilés des documents, sans logique ni aucun soin.
Grace en renversa tout le contenu par terre. Dissipant les particules de poussière qui virevoltaient dans l’air, elle commença à piocher dans le monticule de paperasse. L’officier et l’épouse du commissaire n’avaient pas menti, c’était un chaos administratif : rien n’était agrafé, ni rassemblé par un trombone, si bien qu’une déclaration fiscale écornée se glissait dans un prospectus touristique froissé, lui-même collé à un relevé bancaire ou une ordonnance médicale à moitié déchirée. Mais, pour le moment, aucune trace de ce qu’elle convoitait.