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L’hygrométrie monta un peu plus et, malgré sa parka, Grace frissonna en sentant l’humidité appliquer ses doigts glacés sur son visage et son cou. Le crissement de ses semelles sur les cailloux résonnait contre la paroi et la vapeur qui sortait de sa bouche flottait devant le faisceau de sa lampe. Le conduit étroit l’obligea à avancer de biais, jusqu’à ce qu’il s’élargisse pour déboucher sur une vaste cavité. Les archéologues ne s’étaient pas trompés, il y avait bien une chambre enfouie sous la colline. Mais ils n’avaient peut-être pas prévu ce qui apparut à la lueur de la torche de Grace. À quelques mètres d’elle, dans la roche qui lui faisait face, une porte en bois massif renforcée de plaques de métal dessinait une arche.

Fascinée, elle ne prit pas le temps d’inspecter le reste de la grotte et progressa avec précaution sur le sol inégal qui semblait avoir été recouvert de terre battue. Arrivée devant la porte, elle la poussa, mais le pan résista. Elle y glissa alors son pied-de-biche, et dut s’y prendre à trois fois pour faire céder le panneau. Le craquement du bois arraché se répercuta en écho dans la caverne et la porte s’entrouvrit.

Malgré la fraîcheur, Grace sentit une larme de sueur couler dans son dos. Les mains moites, la respiration rapide, elle entra en retenant son souffle. Les gonds gémirent dans un grincement lugubre. Peu à peu, l’abîme se dévoila à la lumière, et Grace s’immobilisa, pétrifiée d’effroi. Dans cette deuxième chambre plus petite s’empilaient des ossements humains jaunis par le temps. Les crânes s’étaient parfois désolidarisés des bustes, tandis que des tibias ou des humérus se mélangeaient à des cages thoraciques. À certains endroits pendaient des lambeaux de vêtements, donnant à ces squelettes des allures de morts-vivants. Le bras tremblant, la gorge nouée, Grace se pinça les lèvres pour ne pas pleurer lorsqu’elle prit conscience que ces os, au vu de leur taille, étaient sans aucun doute possible ceux d’enfants. Même si elle ne pouvait pas compter précisément le nombre de squelettes, elle était sûre qu’il y en avait plus d’une centaine. Probablement cent trente…

Elle demeura plusieurs minutes sans bouger. L’horreur qui s’était jouée ici salissait son âme et son cœur en d’épouvantables tableaux de détresse et d’agonie qui traversaient son esprit. Dans chaque recoin de la cavité, la lumière de sa torche révéla de macabres traînées verticales. Des marques de griffures de pauvres petits désespérés qui ont gratté la roche. À côté de ces traces, on distinguait des dessins représentant naïvement ici une chaumière, là un arbre ou un chien. Probablement les derniers souvenirs auxquels les victimes innocentes avaient essayé de se raccrocher. Il lui sembla entendre les cris, les pleurs et même les paroles des plus grands qui, dans un courage qui n’aurait jamais dû être de leur âge, rassuraient les plus jeunes en leur promettant une fin heureuse. Mais quel sort leur avait-on réservé avant leur mort ? Comment une âme humaine a-t-elle pu commettre une telle atrocité ?

Bouleversée, Grace n’eut pas tout de suite la force de se frayer un chemin à travers ce charnier et se décida à aller explorer la première salle. En passant la porte, elle vit des entailles autour de la serrure, témoins des tentatives éperdues de petites mains qui s’étaient battues jusqu’au bout.

Envahie par une peine qu’elle n’avait jamais éprouvée au cours de ses enquêtes, Grace éclaira les parois de la grotte principale et sut qu’elle se trouvait incontestablement au bon endroit. Partout, des peintures rupestres racontaient la légende du joueur de flûte. Si les styles étaient divers, toutes avaient un point commun : le musicien, toujours représenté en couleur avec force détails, dominait de toute sa taille les petites formes noires et mal dégrossies des enfants qui le suivaient. Cette mise en scène rappela à Grace la façon dont les Grecs ou les Égyptiens marquaient la différence entre les dieux et les hommes dans leurs œuvres.

Mais ce qui la frappa surtout, c’est que certains de ces dessins, en partie effacés ou délavés, paraissaient très anciens tandis que d’autres semblaient bien plus récents. Comme si l’histoire avait été illustrée par plusieurs générations à travers les âges. Grace frémit en essayant de comprendre ce que cela signifiait. Et si le joueur de flûte de Hamelin avait été l’initiateur d’une communauté, d’une secte même, qui avait célébré son acte diabolique au cours des siècles ? Abasourdie par sa découverte, Grace relâcha la main qui soutenait sa torche. Elle eut alors la confirmation que les adeptes de ce monstre du Moyen Âge ne s’étaient pas contentés de commémorer son crime, lorsque le faisceau glissa sur la partie basse de la paroi, dévoilant cinq petits squelettes, les bras attachés au-dessus de leur crâne par des chaînes et des anneaux fixés dans la roche. Cinq squelettes d’enfants, à première vue bien plus contemporains que ceux derrière la porte.

Grace avait du mal à respirer. Elle voulait quitter cette chambre des supplices, retrouver l’air du dehors. Elle se dirigea vers la sortie, se retournant pour balayer une dernière fois la grotte de sa torche. C’est alors qu’elle éclaira une partie de la caverne restée jusqu’ici dans l’ombre, mettant au jour des alcôves abritant des bougies fondues ainsi qu’une malle en bois. Malgré son impression de suffoquer, elle s’en approcha et l’ouvrit de la pointe de son piolet. À l’intérieur, proprement pliés, se trouvaient trois larges costumes bariolés, en tous points similaires à celui du joueur de flûte.

Grace laissa retomber le couvercle avec répulsion, le cœur palpitant d’une angoisse qu’elle ne contrôlait pas. La silhouette de son cauchemar se dessinait dans l’embrasure de la porte de son cachot, immense, menaçante, frôlant le sol dans un bruissement d’étoffe avant de se pencher sur elle. Elle serra les mâchoires pour ne pas crier et écrasa ses mains sur ses yeux.

Quand elle regarda de nouveau, les costumes étaient toujours là, dans leur malle, preuves de l’intuition qui l’habitait depuis la veille : le crime si célèbre du joueur de flûte ne s’était pas éteint avec lui il y a plus de sept cents ans. Il avait au contraire donné naissance à une ignoble confrérie de pédocriminels. Le réseau avait survécu jusqu’à aujourd’hui et elle-même en avait été l’une des victimes.

Ne se sentant plus très ferme sur ses jambes, Grace s’accroupit pour prendre la mesure de sa découverte. Il lui suffisait désormais de faire analyser les traces d’ADN qu’on détecterait sans doute dans la caverne, et notamment sur les costumes, pour identifier et retrouver ceux qui avaient œuvré ici, et qui œuvraient peut-être encore. Cette piste en or la conduirait forcément à ses propres bourreaux. Voire jusqu’à Lukas ?

Elle tourna la tête vers l’entrée de la grotte, se laissant aller à imaginer que la lumière qui y filtrait était celle qui brillait au bout du tunnel de sa quête de vérité.

Pourtant, un sentiment étrange l’empêcha de se relever pour sortir et respirer l’air frais dont elle avait tellement besoin. Tu vas trop vite en besogne, lui chuchotait à l’esprit une petite voix qu’elle avait appris à écouter. Elle songeait à Scott Dyce, qui lui avait parlé d’une « impensable vérité ». Faisait-il allusion à ce réseau ancestral ? Elle aurait pu y croire s’il n’avait pas ajouté cette phrase énigmatique : « Ils ont fait ce qu’on n’avait jamais osé dans l’histoire de notre civilisation, à la vue de tous… »