Cette fois, Grace ne put contenir sa peur de l’obscurité. Elle était de nouveau une proie, terrifiée, comme lorsqu’elle avait été attaquée par un ours polaire au Groenland. La différence était qu’à cet instant elle ne voyait pas son adversaire.
Et, brusquement, un bruit de chute dans son dos, un coup entre les omoplates si violent qu’elle bascula à plat ventre. La seconde d’après, un canon se plaquait contre son crâne.
— Je ne suis pas venue en ennemie ! cria-t-elle. J’ai vu votre maison sur des photos prises par une femme qui a tenté de me tuer… Je ne sais même pas ce que… qui vous êtes… ni ce que je suis censée trouver ici…
La tête contre la neige, une lumière braquée sur elle, elle sentit qu’une main lui prenait son pistolet.
— Qui êtes-vous ? demanda une voix masculine.
— Je m’appelle Grace Campbell…
— Levez-vous.
Le canon de l’arme se retira et Grace put se redresser.
— Retournez-vous.
Elle s’exécuta, un bras levé à hauteur des yeux pour ne pas être éblouie.
— Qui êtes-vous exactement ? insista la voix.
Grace hésita. Elle ne savait absolument pas à qui elle avait affaire. Mais elle se dit que, s’il avait dû la tuer, il aurait mille fois eu le temps de le faire. Elle paria sur l’honnêteté.
— Je suis inspectrice de police, je viens d’Écosse, j’enquête sur un réseau pédocriminel… J’ai mon badge, là, dans ma poche. Je vais vous le montrer.
Tout doucement, elle fouilla dans sa parka et en sortit sa carte officielle.
Quelques secondes plus tard, le faisceau qui l’éblouissait s’abaissa, et elle put distinguer la silhouette d’un homme qui la tenait en joue avec un fusil. Ses traits demeuraient néanmoins plongés dans la pénombre.
Grace alluma sa lampe torche, qu’elle orienta face à elle.
— Baissez ça immédiatement ! ordonna-t-il.
Mais Grace avait aperçu fugacement son visage. Elle n’en croyait pas ses yeux.
Évidemment, il avait bien vieilli, mais c’était lui, aucun doute là-dessus. Cette douceur dans son regard… Ce regard à jamais gravé dans sa mémoire.
— Lukas ?
Il ne répondit pas tout de suite.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
Il était donc vivant. Une joie explosa dans le cœur de Grace avec l’émerveillement d’un enfant perdu qui retrouve ses parents. Bouleversée, elle ne parvint à parler qu’en balbutiant.
— Lukas, c’est moi, Hendrike… la petite fille que tu as sauvée il y a plus de vingt ans, en Écosse…
Le visage de l’homme s’ouvrit comme s’il était témoin d’une apparition divine. Il observa Grace avec un étonnement mêlé d’incrédulité.
— Tu… Tu as survécu…, souffla-t-il.
— Grâce à toi.
Le vent redoubla, secouant les branches, léchant la neige pour la transformer en volutes glaciales.
— Comment m’as-tu retrouvé ?
— C’est un peu long à expliquer, et j’ai moi-même beaucoup de questions à te poser, répondit Grace, émue.
Et encore plus à présent, pensa-t-elle lorsque l’étrange tenue dans laquelle elle l’avait surpris lui revint à l’esprit. Elle s’efforça donc de rester sur ses gardes malgré l’enthousiasme des retrouvailles. Rien ne lui assurait que l’individu qui lui faisait face avait la même bonté que le petit garçon qu’elle avait connu vingt ans plus tôt.
— Veux-tu entrer ? demanda-t-il d’une voix un peu timide.
— Volontiers.
Il pivota et prit la direction de sa demeure.
Sur le chemin, Grace put voir que tous les arbres autour de la maison étaient reliés entre eux par une série de passerelles en bois. Lukas avait probablement dû les emprunter pour la surprendre. Arrivé devant la chaumière, il se retourna et rendit son arme à Grace. Puis il tira sur un morceau de bois cylindrique enfoncé dans la porte, on entendit quelque chose basculer derrière et il poussa le battant.
Surprise, Grace se remémora soudain la célèbre formule du conte du Petit Chaperon rouge : « Tire la chevillette, la bobinette cherra. » C’est précisément ce qu’elle venait de voir. Que se passait-il ici, exactement ?
Un début de réponse lui vint à l’esprit en découvrant l’intérieur de la maison. Du bois de toute part, mais du bois courbe, noueux et irrégulier, qui donnait l’impression que les murs, la table et les deux chaises avaient poussé directement là, sous cette forme, plus qu’ils n’avaient été sculptés. Seule exception, la cheminée en pierre, dans laquelle crépitait un feu chaleureux, qui projetait une lueur orangée dans la douillette pièce basse de plafond. À côté de l’âtre reposait une vieille marmite en fonte.
Lukas laissa son fusil dans l’entrée et invita Grace à rejoindre un fauteuil recouvert d’un plaid. Elle s’y installa, remarquant une porte qui devait conduire à la chambre dans laquelle elle avait surpris cet homme déguisé en loup.
— Alors, tu vis seul ici ? demanda-t-elle pour s’assurer que c’était bien lui qu’elle avait vu dans le lit.
— Oui, répondit-il avant de s’asseoir face à elle et de la dévisager longuement en silence.
Grace le laissa faire, bien consciente du choc que devait produire son apparition.
— Je te reconnais maintenant, murmura-t-il. Tu es la même, sauf que tu n’as plus la peur dans ton regard.
— Cela fait des années que je te cherche, Lukas… pour te remercier.
Il ne dit rien, la tête baissée, les épaules voûtées. Elle se rendit compte combien ses cheveux étaient gris et ses yeux creusés. À quel point son visage anguleux témoignait d’une souffrance interminable qui lui donnait trente ans de plus que son âge.
— J’ai eu tellement peur de t’avoir envoyée à la mort, en te faisant monter dans cette voiture…
Lukas fixait le sol en refaisant le geste de celui qui tient le capot d’un coffre, scrute à l’intérieur et le referme avec délicatesse.
Grace eut un vertige en le voyant réinterpréter la scène vingt ans plus tard.
— Après que tu m’as sauvé la vie, j’ai décidé d’être inspectrice pour éviter que des enfants soient de nouveau victimes de cette horreur… et peut-être un jour retrouver les coupables qui nous ont fait subir… ça. À toi, moi et certainement bien d’autres.
Il hocha la tête.
— C’est toi qui as déposé un message devant ma porte ? demanda Grace, quasi certaine d’avoir enfin trouvé le mystérieux expéditeur.
Lukas afficha un air surpris.
— Non, ce n’est pas moi. Je ne savais même pas que tu étais encore en vie.
— Tu n’as pas une idée de qui aurait pu me faire parvenir une lettre disant que je n’étais pas seule à chercher la vérité ?
— Non… Maintenant, il faut que tu partes, annonça-t-il abruptement.
— Quoi ? Attends, j’ai besoin de te parler…
Il fronça les sourcils, une expression douloureuse sur le visage.
— Si je suis venu ici, c’est justement pour ne plus jamais entendre parler de tout cela, déclara-t-il en se levant. Je vais t’accompagner jusqu’à une route, je connais un chemin rapide. Après, tu oublieras tout ce que tu as vu ici, pour toujours.
Il était de plus en plus nerveux. Quelque chose d’imprévisible émanait de lui. Mais Grace ne pouvait pas s’en aller comme ça. Elle avait tant de questions à lui poser sur Klaus Brauner, sur le joueur de flûte et ses complices, et à propos de l’impensable vérité que Scott Dyce avait évoquée avant de mourir.