Sa fureur passablement disciplinée, elle se décida à chercher la coupure de l’Evening Times à laquelle le mystérieux message faisait allusion.
Nerveusement, elle se dirigea vers une pile de journaux dans un coin de la pièce, qu’elle feuilleta jusqu’à tomber sur l’édition de l’Evening Times du 14 novembre 1999. Soit presque un an jour pour jour après l’annonce de sa disparition. Grace lut le chapeau de l’article à voix basse.
— L’affaire Campbell toujours irrésolue. Entre les incertitudes du témoignage de l’enfant et les manquements de l’inspecteur chargé de l’enquête à l’époque, la véracité de l’enlèvement de la petite fille pourrait ne jamais être attestée.
À côté du long papier qui revenait sur les éléments importants de l’histoire se trouvait bien une photo, à la page 5. Le cliché était celui d’un paparazzi et Grace frissonna en découvrant qui avait été visé par l’objectif du photographe. En arrière-plan, elle reconnut sa maison d’enfance et la silhouette d’une fillette. Mais c’était quelqu’un d’autre que l’on voyait clairement sur l’image. Tu sais très bien où commence le chemin de la vérité.
Qu’importe l’identité de ce messager, songea Grace, il avait raison. Elle savait depuis longtemps que c’était la personne que l’on voyait sur la photo qu’elle devait interroger pour espérer faire jaillir la lumière sur cette affaire.
Jusqu’à aujourd’hui, elle avait eu si peur de la revoir. Mais désormais, l’appel de la vengeance était devenu plus fort que la crainte de remuer le passé.
Il était temps de provoquer la confrontation. Même si le pire était à redouter.
– 4 –
Grace fit un détour par le poste de police de Govan afin d’y déposer l’enveloppe au laboratoire. Elle ne voyait vraiment pas qui pouvait en être l’expéditeur. Un policier qui aurait travaillé sur sa disparition à l’époque ? L’inspecteur Scott Dyce lui-même ? Un journaliste ? Ou encore une ancienne victime qui partagerait son désir de vengeance ? Comme ce jeune garçon qui l’avait aidée à s’enfuir ? Si plausibles soient-elles, aucune de ces hypothèses ne justifiait l’anonymat du messager.
Tout cela semblait absurde. D’ailleurs, pourquoi quelqu’un se manifesterait-il maintenant, après toutes ces années ?
Finalement, tout en la poussant à chercher la vérité, ce message épaississait un peu plus les zones d’ombre autour de son enquête.
Au commissariat, Grace enregistra le scellé de l’enveloppe sous un nouveau numéro de dossier et confia au scientifique présent ce dimanche-là l’objectif d’y relever des empreintes ou des traces d’ADN qui pourraient correspondre aux fichiers de la police.
— Cela concerne-t-il l’enquête sur l’assassin d’Iona ? demanda l’officier en suppliant Grace de son jeune regard de débutant. Ça donnerait un joli coup de pouce à ma carrière de dire que j’ai bossé avec vous sur ce dossier.
C’était la première fois que Grace utilisait les compétences d’un collègue pour une affaire personnelle, mais, même si cette entorse à sa déontologie devait lui coûter cher, elle accepterait la sentence, pourvu qu’elle ait mis toutes les chances de son côté pour remonter jusqu’à son bourreau et faire justice.
— Oui, ça pourrait y être lié, mentit-elle. Mais j’aimerais que vous ne communiquiez les résultats qu’à moi pour le moment. Notre chef adoré Elliot n’a pas envie qu’on remette en cause les dernières conclusions qui nous ont valu les félicitations de toutes les huiles de la région.
— OK, je comprends. Je vous appelle.
— Si vous me faites du bon boulot, je vous promets un petit mot de recommandation le jour où vous voudrez partir d’ici. Ça vous va ?
Les yeux du jeune scientifique s’illuminèrent de fierté.
— Comptez sur moi.
Grace tourna les talons, déposa un mot dans le bureau de son supérieur, Elliot Baxter, et rejoignit sa voiture sous un ciel au ventre lourd de neige. Après s’être accordé quelques secondes pour bien prendre conscience de ce qu’elle allait faire, elle démarra.
Cela faisait près de quinze ans qu’elle n’avait pas remis les pieds dans le village de son enfance. Il n’était plus tout à fait réel dans son esprit, comme si les années l’avaient voilé d’une brume fantomatique, le reléguant à la frontière du rêve et du passé.
Deux heures après avoir quitté les rues de Glasgow, elle traversait la campagne écossaise sous un ciel terne. À l’approche de Kirkcowan, les pâturages avaient disparu sous les étendues de neige parsemées de bosquets d’arbustes grelottants, à l’image de ces chevaux à l’encolure abattue, pétrifiés dans le brouillard.
Grace ralentit comme un wagonnet de fête foraine qui sortirait du tunnel du train fantôme. Elle parcourut l’artère principale du bourg encore endormi. Relique surgie d’une mémoire ensablée, elle aperçut la petite boulangerie où ses parents l’avaient autorisée à se rendre seule pour la première fois de sa vie, à condition de bien recompter la monnaie et de ne pas parler aux inconnus. Ne pas parler aux inconnus…
À côté sommeillait encore la boutique de vêtements qui, dans le souvenir de Grace, avait toujours eu l’air abandonnée, avec sa vitrine poussiéreuse et ses robes vieillottes posées sur des mannequins blafards aux lèvres carmin. Silhouettes figées, mais presque plus animées que les piliers de comptoir du café du coin, qui semblaient chaque matin vider le même verre en grommelant mollement quelques ragots.
Grace s’était souvent demandé ce que l’on avait pu raconter dans son dos et celui de ses parents au sujet de son enlèvement. Il n’était d’ailleurs pas impossible que certains habitants aient eu connaissance d’informations qui auraient pu aider la police à retrouver le ou les ravisseurs. Mais rien n’avait filtré, comme dans tous ces villages où tout se sait, mais rien ne se dit. Au fond d’elle, Grace s’autorisa à haïr ces gens qui, loin de faire bloc autour d’elle, l’avaient regardée de travers et peu à peu ostracisée.
Elle tourna en direction du vieux cimetière, dont les croix de pierre affleuraient sous l’abondante couche de neige, et ne tarda pas à rejoindre une allée grimpant à flanc de colline, à l’écart du bourg. La température chuta lentement. Le givre cristallisait les branches nues et le brouillard s’intensifia. Grace sentit l’appréhension monter comme une marée amère. Elle approchait.
Elle s’accrocha à sa colère pour ne pas perdre courage et tint bon avant de caler abruptement, le regard vissé sur le sentier qui perçait la forêt de glace sur sa gauche. Une poussée d’angoisse telle qu’elle n’en avait pas éprouvé depuis des années l’étourdit. Les doigts noués sur le volant, le moteur à l’arrêt, elle ferma les yeux pour reprendre ses esprits. Oui, c’est ici que c’est arrivé, mais c’est du passé, se répéta-t-elle. Ce n’est plus toi. Tu n’es plus cette petite fille terrorisée. Tu n’as plus de raison d’avoir peur.
Mais le traumatisme était têtu et son cœur palpita de plus belle. Elle rouvrit les yeux, affolée, presque convaincue que quelqu’un allait la sortir violemment de son véhicule et l’enlever.
Elle souleva l’accoudoir de son siège à la recherche de biscuits qu’elle avait l’habitude de ranger là à une époque en cas de fringale boulimique. Elle les avait depuis remplacés par une bouteille d’eau.
— Quelle conne ! lança-t-elle contre elle-même.
Sa frustration eut au moins le mérite de raviver sa rage de vengeance. Si elle avait souffert au point de se réfugier dans la nourriture pendant une longue période, c’était à cause du calvaire qu’elle avait enduré.