— D’accord, Lukas, ne me parle pas du passé. Mais dis-moi comment je peux t’aider…
— En disparaissant.
Grace comprit qu’il n’y avait plus que la provocation pour tenter de sauver la situation.
— Tu es surveillé, Lukas ! Par des gens qui tuent ceux qui les gênent ! Tôt ou tard, ils te tomberont dessus.
— Tu ne m’apprends rien. Je sais qu’ils m’observent. Mais tant que je reste ici et que je me tais, ils ne me feront rien. Ils n’ont pas envie de s’encombrer inutilement d’un cadavre de plus.
— Qui ça, ils ?
— Va-t’en, Hendrike. Va-t’en avant de tout gâcher !
Il la poussa autoritairement, mais sans méchanceté, vers la porte.
Elle se dégagea d’un mouvement de bras, consciente qu’elle n’était pas allée suffisamment loin.
— Tu as besoin d’aide ! Tu es malade ! assena-t-elle alors.
— Je vais très bien !
— Lukas, tu vis dans cette chaumière tout droit sortie d’un conte de fées, tu te grimes pour rejouer une scène du Petit Chaperon rouge. Je sais que tu es encore sensé, je vois bien que tu luttes de toutes tes forces contre la folie. Mais comment un tel décor peut-il t’aider ? Ces légendes sont pour la plupart atroces ! Tu aimes donc te faire du mal, comme on t’en a fait pendant toute ton enfance ? C’est bien cela ? Tu reproduis le schéma qui t’a détruit ! Tu leur donnes raison ! Tu te complais à rester leur esclave ! Et tu trouves que tu vas très bien ?
Lukas crucifia Grace du regard, la nuque raide, le buste tremblant.
— Ne dis pas ça ! Ce n’est pas vrai ! s’emporta-t-il.
— Tu es lâche et tu fais honneur aux ordures qui ont brisé nos vies, en t’enfermant dans cette atmosphère sordide !
— Tu ne sais pas de quoi tu parles !
— Tu es fou !
Grace prit peur au moment où Lukas lui saisit le bras, mais elle sentit qu’il ne cherchait pas à lui faire mal. Elle se laissa entraîner vers la porte qui devait conduire à la chambre. À l’intérieur, elle vit aussitôt le masque de loup posé sur le lit à côté de la chemise et du bonnet de nuit. Cette fois, sa vision n’était donc pas le fruit de son imagination. Lukas la lâcha et s’empara du costume.
— Le Petit Chaperon rouge, commença-t-il d’une voix fiévreuse. Violée par le méchant loup qui l’invite à se coucher nue à côté de lui avant de la dévorer. Un chasseur, sur la piste du loup, tue l’animal et sauve ainsi la petite fille et sa grand-mère.
Il rejeta les accessoires sur le lit et ouvrit brutalement une armoire. Il en tira une peau de bête grise qui se terminait par une tête d’âne, qu’il brandit sous les yeux effarés de Grace.
— Peau d’âne, pour échapper à son père incestueux qui veut se marier avec elle, s’enfuit, trouve l’amour auprès d’un prince et son père lui demande pardon.
La tunique grotesque rejoignit masque, chemise et bonnet sur sa couche. Il se saisit alors d’une bourse, dont il vida le contenu par terre. Une multitude de petits cailloux blancs se déversèrent dans une pluie minérale. Par-dessus, Lukas jeta une haute paire de bottes en cuir.
— Le Petit Poucet, victime d’un ogre qui aime la chair fraîche des jeunes enfants, échappe à son bourreau et réussit à retrouver le chemin de sa maison grâce à ses cailloux et ses bottes de sept lieues. Il vit ensuite heureux auprès de ses frères et ses parents !
Lukas prononça ces derniers mots la voix cassée par l’émotion. Puis, se reprenant, il fixa de nouveau Grace, qui n’osait dire mot.
— Oui, les contes sont terrifiants parce qu’ils dépeignent les sévices et les horreurs que les adultes font subir aux enfants sans défense ! Trop faibles pour se battre, trop innocents pour même vouloir meurtrir leur bourreau ! Mais dans les contes, les situations ont beau paraître parfois désespérées, le miracle qui sauve les petites victimes est possible. Dans les contes, le Bien peut triompher du Mal absolu, la lumière chasser les ténèbres à jamais. Et ce qu’il y a de plus beau encore, malgré les blessures, la vie normale reprend son cours ! Tu comprends ça ? Tu comprends pourquoi je vis dans ce monde déconnecté du vôtre ? Parce que les contes m’offrent un espoir.
Grace hocha la tête. Oui, bien sûr qu’elle comprenait.
— C’est au prix de cet énorme mensonge que je me raconte à moi-même que je survis, Hendrike ! s’emporta-t-il, les veines du cou palpitantes. En rejouant chaque jour l’épouvante qui fut la mienne et cette résolution magique que je n’ai pas connue, je parviens à entretenir la petite flamme fragile du sens de mon existence. C’est à ce prix du travestissement absurde de mon monde, de cette folie apparente, que je ne meurs pas de désespoir. Alors, ne me dis pas que je perpétue la torture de… de…
Il s’arrêta, les mots bloqués dans sa gorge.
— Chaque seconde, reprit-il, les poings serrés, je me bats contre le souvenir de ce qu’ils m’ont fait. Et tout ça…, ajouta-t-il en désignant sa chaumière et les costumes. Tout ça, c’est la canne de cette résilience que j’attends de tout mon être.
Il tomba à genoux, la tête enfouie dans ses bras sur la couverture..
Grace voyait son dos se soulever à la cadence ardente de sa respiration.
Elle s’assit au bord du lit et, délicatement, posa une main sur son épaule.
— Je ne pensais pas ce que j’ai dit, Lukas. J’ai conscience que l’image que l’on donne aux autres est bien loin de qui on est vraiment à l’intérieur. Comme toi, je me suis éloignée du monde. Oui, j’ai un métier, mais je n’ai ni amis, ni parents. Je vis seule avec mes livres, lui confia-t-elle en triturant nerveusement l’anneau qu’elle avait au pouce. Tu as choisi une autre façon de composer avec… ton passé. Ce qui compte, c’est que cela t’aide…
Ils demeurèrent tous les deux ainsi unis, en silence, à l’abri de cette chaumière perdue dans un autre univers, un autre temps.
— Tu as été plus forte que moi, Hendrike… tu as eu le courage d’affronter la réalité.
— Je crois un peu en la destinée, et si je peux accomplir cette mission de justice, c’est parce qu’un jour un petit garçon a ouvert la porte de ma cellule et m’a cachée dans le coffre d’une voiture… au péril de sa vie. Sans toi, je ne serais rien. La bravoure dont tu as fait preuve à l’époque est encore en toi. C’est simplement que tu n’as eu personne à tes côtés pour te le rappeler.
Lukas se redressa, les yeux rougis, mais le regard bon et doux, brillant d’une lueur de profonde reconnaissance.
— Je regrette d’entendre que tu n’as pas rencontré quelqu’un avec qui faire ta vie…
Le cœur de Grace se serra à l’évocation involontaire de Naïs.
— Ce n’est pas avec cette tête que je vais augmenter mes chances, de toute façon, ironisa-t-elle en pointant l’hématome gonflé et bleui qui déformait sa pommette. Mais, plaisanterie à part, je crois que la vie à deux ne sera pas pour moi tant que je n’aurai pas trouvé la paix. Une paix que j’atteindrai peut-être en menant à bien cette enquête.
Dans la pièce d’à côté, le feu continuait à crépiter dans la torpeur de la nuit. Lukas ne dit rien pendant un long moment. Puis il posa sa main sur celle de Grace.
— Si pour toi le salut est dans la vérité, alors je vais essayer de t’aider. Ne m’en veux pas si, parfois, j’ai du mal à parler… mais j’imagine que tu n’es pas au courant de tous leurs agissements… Dis-moi d’abord ce que tu sais.