— Il avait bien raison. C’est une véritable abomination.
— Tu peux y aller, je suis prête, dit Grace.
— Helmut Kentler était sexologue, psychologue et enseignant en pédagogie sociale dans ce qui fut l’institut universitaire technique de Hanovre. Il est mort en 2008, mais il a fait partie des personnalités les plus influentes d’Allemagne pendant trente ans, en gros, des années soixante-dix aux années deux mille. Et son cheval de bataille a toujours été le même : la liberté sexuelle absolue et notamment la promotion des rapports sexuels entre adultes et enfants.
— Tu veux dire qu’il défendait ouvertement la pédophilie ?
— On était en plein contexte post-soixante-huitard, et ce genre de discours s’intégrait dans la pensée « antifasciste » proclamant fièrement qu’il était interdit d’interdire. Tu as entendu parler de cette formule, non ?
Grace hocha la tête, attentive.
— Kentler, lui-même pédocriminel, a ainsi publié des articles et en particulier un livre pour aider les parents à offrir à leurs enfants l’éducation la plus épanouissante possible.
Le jeune homme parlait d’une voix monocorde, comme s’il était devenu insensible au récit qu’il déroulait.
— Je me souviens encore par cœur de quelques passages, que j’ai lus il y a longtemps maintenant, à l’époque où j’essayais comme toi de retrouver les coupables. « Les parents doivent avoir conscience qu’une bonne relation de confiance avec leurs enfants ne peut être maintenue si les enfants se voient refuser la satisfaction de leurs besoins les plus urgents tels que les besoins sexuels. En cas de contact sexuel entre les enfants et leurs parents, la pire des choses serait pour les parents de paniquer et de se présenter auprès des services de police. Si l’adulte a été attentionné et tendre, l’enfant pourrait même ressentir un plaisir sexuel de ce contact avec lui. » Et il terminait en plaidant pour la dépénalisation de la pédophilie par ces mots : « Si de telles relations n’étaient pas discriminées par l’environnement légal, alors plus les aînés se sentiraient responsables des plus jeunes, plus les conséquences à attendre pour le développement de leur personnalité seraient positives. » L’ouvrage sorti en 1975 était évidemment illustré par de multiples photos d’enfants et de parents nus. Et plusieurs journaux en ont fait la promotion.
Il se leva pour ajouter une bûche dans la cheminée et se rassit en laissant échapper un bref soupir.
— La pédophilie comme moyen d’aider les jeunes enfants à s’épanouir. C’était son credo, ou en tout cas le montage intellectuel qu’il avait mis en place pour justifier sa déviance criminelle. Mais là où tout bascule, c’est lorsque Kentler décide de mettre en pratique sa théorie…
Lukas déglutit avec difficulté et commença à avoir des mouvements nerveux tordant ses mains et agitant ses pieds. Parler semblait lui demander un effort de plus en plus grand.
— En 1969, Kentler est membre de l’université Leibniz de Hanovre, mais surtout, il occupe un poste important au Centre pédagogique de Berlin qui est notamment chargé de placer les enfants en institution. Et c’est là qu’il va profiter de son statut pour mener une expérience. Celle-ci consiste à faire adopter des garçons abandonnés de Berlin, de treize à quinze ans, par des pédophiles.
Il posa un poing sur sa lèvre supérieure, ses mains tremblant d’une rage sourde.
— Kentler revendiquait la nécessité d’une telle expérience pour prouver que les contacts sexuels entre enfants et pédophiles étaient équilibrants pour les deux parties. Il a donc fait placer ces jeunes chez des collègues du Centre de recherche pédagogique de Berlin, de l’université libre de Berlin, de l’Institut Max-Planck et de l’école hessoise d’Odenwald. Ces intellectuels et grands pédagogues choisis dans son cercle de connaissances étaient tous pédocriminels. Puis Kentler a étendu le réseau de « familles d’accueil » à d’autres couches, mais tout aussi déviantes de la société : des travailleurs ouvriers, des concierges déjà condamnés pour délits sexuels ou connus comme pédophiles par Kentler… Et cela a duré jusqu’en 2003.
Grace n’en revenait pas qu’une entreprise si monstrueuse ait pu être menée. Cela semblait totalement impossible qu’une perversion d’une telle envergure soit passée entre les mailles des filets de la justice.
— Lukas, comment ce Kentler a-t-il échappé aux autorités ? Comment a-t-il fait pour garder ce réseau secret si longtemps ?
Le jeune homme regarda le plafond et souffla par saccades avant de répondre.
— Tout ce projet était public et légal, Hendrike. La protection de l’enfance berlinoise, la mairie et les associations chargées des placements ont toutes approuvé et financé ce programme, qui était même soutenu par le Sénat berlinois. Toutes ces administrations ont défendu en parfaite connaissance de cause l’expérience de Kentler, en se ralliant avec enthousiasme à l’idée que des pères pédophiles tomberaient amoureux de leurs enfants adoptifs et s’occuperaient donc assurément mieux de leur progéniture que ne pourraient le faire des familles d’accueil plus classiques, parfois négligentes.
Grace avait porté une main à sa poitrine, une pesanteur l’empêchant de respirer normalement. Ce qu’elle entendait dépassait l’imagination. Mais elle n’eut pas le temps de reprendre son souffle. Lukas, dont les larmes coulaient à présent, lui assena la suite du récit.
— De hauts fonctionnaires ont loué leur collègue et ami pour la réussite de ce projet innovant et libérateur, et Kentler a fini par attirer l’attention des tribunaux… Mais pas pour l’arrêter, au contraire, pour lui proposer le poste d’expert auprès des juges pour enfants de Berlin !
Son visage se barra d’un rictus nerveux.
— Des filles et des garçons parvenaient à dénoncer leurs bourreaux, au prix de mille souffrances, mais, chaque fois, Kentler s’attelait à défendre les accusés devant des magistrats béats d’admiration, en plaidant du haut de sa science universitaire que ces hommes n’avaient pas pu agresser ces soi-disant victimes parce que, je le cite, « un vrai pédophile n’est pas violent, mais au contraire très sensible au mal que subissent les enfants ». Selon lui, ces gamins avaient en fait une chance unique de grandir auprès de personnes qui respectaient leur sexualité précoce, leur assurant ainsi un épanouissement qu’ils ne trouveraient pas ailleurs. Kentler s’est félicité d’avoir fait abandonner les charges contre trente accusés de pédocriminalité grâce à son expertise. Et pendant ce temps-là, les autorités continuaient à placer de nouvelles petites proies dans des foyers malsains, et c’est ainsi que mon frère, ma sœur et moi avons atterri chez celui qui allait devenir notre père, Klaus Brauner, qui a pu nous violer et nous maltraiter pendant toutes ces années, en toute légalité.
Grace resta muette un instant, sous le choc de ces révélations.
— Pour… Pourquoi n’a-t-on jamais entendu parler de tout ça ? réussit-elle finalement à bredouiller.
— Parce que les faits sont anciens, pour beaucoup prescrits et que les différentes administrations se serrent les coudes. En 2020, l’université allemande de Hildesheim a publié un rapport officiel de cinquante-sept pages que j’ai lues et relues des dizaines de fois. Ce compte rendu décrit tout ce que je viens de te dire et précise même qu’il existe un millier de dossiers dans les sous-sols de l’administration de l’éducation du Sénat de Berlin sur cette affaire, mais leur accès a été refusé aux chercheurs universitaires mandatés par la mairie de Berlin. Ce qui signifie deux choses : premièrement, que des fonctionnaires allemands propédophiles ou pédocriminels eux-mêmes sont toujours en poste ou coulent une retraite tranquille ; deuxièmement, que l’on est probablement face au plus vaste réseau organisé de toute l’histoire contemporaine.