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— Mais tu viens de dire qu’il y avait eu un rapport officiel. La presse a donc été informée. Cela aurait dû faire la une de tous les journaux, au moins en Europe.

— Il y a eu quelques articles très discrets dans certains pays le jour de la sortie du rapport. Et puis, plus rien. Pas de suivi, pas d’investigation journalistique pour essayer de creuser les faits. Pourtant, je crois qu’il y a bien plus à trouver que ce qu’on imagine.

— C’est-à-dire ?

Lukas fit rouler entre ses doigts une frange du plaid sur lequel il était assis.

— Je n’en suis pas sûr, mais ce réseau a rassemblé des gens qui ont réussi l’impensable et qui, aujourd’hui, vivent dans l’impunité la plus absolue. J’ai l’intuition que ces individus intouchables et consumés par le désir de domination ne partagent pas uniquement leur goût pour la souffrance infantile. Ils ont une ambition… plus vaste.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça, au-delà de ton intuition ?

Il plaqua ses mains sur ses tempes, frottant sa peau, comme un autre se passerait du baume pour soulager une douleur.

— Quand notre père adoptif invitait des connaissances à la maison, ses amis et lui commençaient par se faire plaisir en usant et abusant de nous… et, quand ces ordures étaient satisfaites, il nous enfermait dans notre chambre. Puis cette sinistre assemblée se réunissait dans le salon jusque tard dans la nuit pour échanger sur de nombreux sujets. À partir de l’âge de quinze ans, j’ai commencé à quitter ma chambre par la fenêtre pour aller écouter ce qu’ils disaient. Je ne comprenais pas grand-chose, si ce n’est qu’ils discutaient de politique, d’économie, de culture. Ils parlaient fort et avaient l’air sûrs d’eux. Mais ils finissaient toujours par baisser la voix, quand l’un des membres déclarait qu’il était temps d’évoquer « le plan ». Alors, je ne parvenais plus à distinguer quoi que ce soit.

Il se mit à sourire et laissa échapper un ricanement.

— Si, parfois leurs mots résonnaient de nouveau, et avec une telle… révérence, voire crainte, que je guettais ce moment. Entendre toutes ces pourritures arrogantes et prétentieuses mentionner quelqu’un avec des trémolos dans la voix était tellement saugrenu… et pitoyable.

— Qui ?

— Je n’ai jamais pu connaître l’identité de cette personne, ni même su s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Ils disaient qu’ils n’avaient jamais vu son visage. Ils l’appelaient seulement « le Passager ».

– 29 –

Grace avait ouvert la porte de la chaumière et aspirait l’air de la nuit en écoutant le frôlement cristallin des flocons sur la neige. Elle avait besoin de fraîcheur et de calme pour prendre la mesure de ce qui lui avait été révélé. Malgré toutes les laideurs de l’humanité dont elle avait été témoin au cours de sa carrière d’inspectrice, elle ne parvenait pas à comprendre comment on avait pu en arriver à la folie de ce projet Kentler. Révoltée à la fois par l’impunité dont jouissaient les coupables et par l’absence de réaction du milieu journalistique, elle se devait d’aller fouiller les archives de l’administration de l’éducation du Sénat de Berlin afin de poursuivre jusqu’au bout chaque responsable. Il fallait à tout prix venger ces orphelins innocents. S’il y avait prescription sur certains actes commis vingt ou trente ans auparavant, d’autres pouvaient encore être jugés, et puis elle était à peu près certaine que les individus concernés n’avaient jamais cessé leurs crimes. Elle s’appuierait sur ces exactions plus récentes pour que la justice s’empare sérieusement de toute l’affaire. Il lui resterait alors à vérifier que ce « Passager » évoqué par Lukas existait réellement, et qu’il était bien celui qui tirait les ficelles de ce réseau dont elle devrait couper la tête.

— Mais chaque chose en son temps, murmura-t-elle pour elle-même.

Il fallait d’abord qu’elle accomplisse la mission qui l’avait conduite jusque dans cette chaumière, en plein cœur de la Forêt-Noire : retrouver ses propres bourreaux. Elle voulait voir la terreur dans leur regard quand elle leur annoncerait qu’ils avaient face à elle la petite Hendrike qu’ils avaient séquestrée et violée dans la cave de leur demeure. Elle entendait déjà leurs supplications, leurs justifications, leurs excuses ou peut-être même leurs bravades insolentes. Mais ce qu’elle ignorait encore, c’était ce qu’elle leur ferait. Son envie d’étrangler Scott Dyce avait été si ardue à combattre qu’elle n’était pas certaine de ne pas céder à la fureur libératrice la prochaine fois. Et après tout, ce doute lui plaisait, car ses bourreaux verraient l’hésitation dans ses yeux et en subiraient l’épouvantable espoir. C’était peut-être le pire qu’elle pouvait leur infliger : les séquestrer à leur tour sans qu’ils puissent jamais savoir si elle les abattrait ou non lors de sa prochaine visite.

Étonnée d’être capable d’imaginer un tel supplice, Grace se demanda si elle ne tombait pas dans le piège du cycle de la violence. Mais l’heure n’était pas à la sagesse et elle laissa mûrir ses idées de vengeance, comme on laisse un vice attiser nos sens tout en menaçant notre existence.

Car, avant d’avoir à choisir entre justice et châtiment, elle devait retrouver les coupables de son malheur. Et, pour y parvenir, elle avait besoin de l’aide de Lukas.

Elle referma la porte et observa le jeune homme. De dos, courbé, les mains sur les bras comme pour se consoler, il contemplait les flammes, probablement absorbé dans l’une de ses rêveries féeriques.

En le voyant ainsi, seul, condamné à s’inventer un univers bâti sur des mensonges pour tenter de survivre, elle ressentit mieux que personne sa détresse.

Elle s’approcha, se posta derrière lui et, délicatement, sans chercher à le surprendre, elle posa une main sur son épaule. Il sursauta et se retourna, affolé, puis la reconnut et reprit sa position face à la cheminée. Grace se pencha lentement, glissa ses bras autour de son cou pour l’enlacer et posa sa tête sur son épaule. Au début, elle trembla un peu, intimidée par cette audace physique à laquelle elle n’était plus habituée, et craignant la réaction de son ancien sauveur. Mais le calme avec lequel il l’accueillit, lui qui avait pourtant fui la proximité humaine, la bouleversa. Lukas mit sa main, tendrement, sur la joue de Grace, et ils demeurèrent ainsi, dans le silence de cette chaumière cachée au fin fond des bois.

— Je vais prendre le relais de ton combat, de notre combat, souffla Grace. C’est aujourd’hui que le choix de mon métier prend tout son sens, et j’irai jusqu’au bout pour faire tomber ce réseau…

— Ils seront prêts à te tuer pour t’empêcher de les atteindre.

— C’est mon travail de ne pas avoir peur d’eux.

Lukas se crispa de nouveau.

— La peur… cette arme avec laquelle ils nous ont contrôlés pendant toutes ces années, mon frère, ma sœur et moi. Mon père adoptif et ses relations la maniaient avec une telle délectation et une telle aisance qu’elle faisait forcément partie de leur quotidien et certainement de leur fameux « plan »…

— Je vais tout faire pour nous venger, Lukas, crois-moi.

— Tu es la seule personne en qui j’aie confiance sur cette Terre.

— Pour commencer, j’aimerais retrouver ceux qui m’ont… détruite. Je vais avoir besoin que tu te souviennes de ces instants passés en Écosse auprès de mes tortionnaires.

— Je vais essayer.

— Tu te rappellerais le nom de l’endroit où vous vous trouviez ?