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— C’était en pleine campagne…

Il ferma les yeux, concentré.

Grace le laissa réfléchir et sonder le tréfonds de sa mémoire.

Lukas se leva pour se diriger vers un petit buffet.

— Notre père devait prendre des photos pour prouver aux services de l’enfance qu’il s’occupait bien de nous. Et chaque fois qu’on allait « rendre visite » à ses amis, il nous photographiait en compagnie de nos violeurs, comme si on avait fait une jolie balade en famille. J’ai gardé ces clichés en me disant qu’ils serviraient peut-être un jour à la justice, mais… comme tu le sais maintenant, je n’ai pas eu les nerfs assez solides pour aller jusqu’au bout de ma démarche.

Il s’accroupit devant le meuble et en tira une boîte en carton. Puis il revint s’asseoir près de Grace et égrena les images sans les lui montrer. Il les passait à toute vitesse, les regardant à peine. Grace entrevit des silhouettes dans de vastes jardins au cordeau, devant des demeures cossues, ou dans des salons luxueusement décorés. Elle aperçut des visages accueillants qui avaient tous pour point commun d’avoir l’air heureux. Tenant leurs victimes par les épaules, les adultes affichaient leur ravissement aux côtés d’enfants à qui l’on avait ordonné de sourire. Attitude qui ne manquerait pas d’enchanter les fonctionnaires responsables de ce placement qui se féliciteraient d’avoir confié ces petites âmes perdues à des pédophiles si aimants. Écœurée, Grace finit par se détourner, jusqu’à ce que Lukas l’interpelle.

— Là… Oui, c’était là, dit-il en fixant une photo. Je m’en souviens, on était en automne. Et maintenant que je les revois, j’entends le mari se vanter d’avoir si bien choisi sa nouvelle proie avant de l’enlever… Il parlait de toi comme d’un trophée et remerciait sa femme de lui avoir offert l’occasion de savourer sa proie avec les yeux avant d’être autorisé à s’en emparer. Elle avait, selon lui, savamment entretenu son désir.

Avec précaution, il tendit la photo à Grace. Elle la prit et l’observa avec avidité. Elle fut d’abord émue en reconnaissant Lukas tel qu’elle l’avait gravé dans sa mémoire : ces traits doux, ces grands yeux bleus et cette mèche qui tombait sur son front. Il souriait, probablement à une flamme d’espoir qu’il essayait de garder allumée tout au fond de lui. À côté, un garçon plus jeune dont la bouche mimait la joie mais le regard disait la peur. En étant attentif, on voyait sa petite main serrer celle de son frère de toutes ses forces. Puis il y avait cette adolescente brune, aux cheveux attachés, dont la figure légèrement baissée empêchait de distinguer clairement l’expression. Était-ce de la timidité ou de l’angoisse ? Les trois enfants étaient encadrés à droite par Klaus Brauner que Grace reconnut aisément, et à gauche par un homme grand, une barbe rousse, une allure de docker habillé dans un costume aristocrate, un répugnant air de bienveillance peint sur le visage. Et un peu en retrait, derrière ce colosse, émergeait une femme.

Un voile noir s’abattit devant les yeux de Grace, un marteau lui éclata le cœur, ses poumons se cimentèrent : cette femme souriante sur la photo, à l’arrière du groupe, c’était sa mère.

– 30 –

Grace tombait. Elle tombait dans un gouffre sans fond.

— Hendrike !

Non, elle ne répondrait pas, la réalité d’où provenait cette voix n’était pas acceptable.

Peut-être qu’on la secoua, peut-être même qu’on la gifla. Combien de temps dura sa léthargie ? Elle n’en sut rien. À son réveil, elle avait un châle sur les épaules et une tasse de thé chaud au creux des mains.

— Hendrike…

Lukas s’était accroupi devant elle et la regardait, inquiet. Elle cligna des yeux pour lui signifier qu’elle l’avait entendu.

— Comment tu te sens ?

Que répondre à cette question ? Impossible pour son esprit d’admettre que sa mère soit responsable de son enlèvement et des sévices qu’elle avait subis. L’idée était systématiquement rejetée.

— Tu as reconnu quelqu’un, c’est ça ? s’enquit Lukas.

— Ma mère…

À son tour, le jeune homme blêmit.

— Elle ? demanda-t-il en désignant celle qu’il pensait être l’épouse de l’homme à la barbe rousse.

— Oui… Dis-moi qu’elle n’a pas participé aux viols.

— Non, mais c’est elle qui nous a conduits un à un dans la chambre en nous assurant que tout allait bien se passer…

Grace porta une main à sa bouche, le cœur au bord des lèvres.

— Je suis désolé…, murmura Lukas. Et l’homme n’était donc pas ton père ?

— Non.

Progressivement, ses résistances psychiques abaissaient leur niveau de déni et ses réflexes déductifs se remettaient en marche.

Les manquements de sa mère prenaient désormais tout leur sens : elle n’avait pas appelé tout de suite la police lorsque sa fille n’était pas rentrée à l’heure de l’école non parce qu’elle pensait qu’elle était chez son amie, mais pour laisser au ravisseur le temps de s’éloigner. Si elle avait forcé Grace à rester à la maison à son retour, sans même lui proposer de consulter un psychologue, c’était simplement pour ne pas risquer qu’elle révèle quoi que ce soit de compromettant. Elle avait rapidement discrédité l’inspecteur Dyce en faisant passer sa minutie et la rigueur de son travail pour de la lenteur et de l’incompétence. Son père était parti brutalement non par lâcheté ou égoïsme, mais sans doute parce qu’il soupçonnait son épouse de quelque chose, et qu’il voulait être libre de trouver la vérité, en se mettant notamment en relation avec Scott Dyce.

Parmi ces déductions plus ignobles les unes que les autres, l’une révulsait Grace au point qu’elle semblait irréelle. Pourtant, Lukas l’avait clairement exprimé : sa mère avait permis au barbu de « savourer sa proie avec les yeux » avant de la posséder. C’était donc lui, grimé en joueur de flûte, qu’elle avait aperçu dans le coin obscur de sa chambre. Monika Campbell l’avait invité à observer sa propre fille avant de l’autoriser à la violer quelques mois plus tard. Elle savait pertinemment qu’il ne s’agissait pas d’une simple terreur nocturne.

— Pourquoi ? balbutia Grace, égarée. Pourquoi a-t-elle fait ça ?

Elle repensa à l’entrevue qu’elle avait eue il y a à peine deux jours avec sa mère. Cette vieille femme pour qui elle avait fait preuve de compréhension, de compassion même.

Comment interpréter ses larmes ? Comme une odieuse comédie jouée ad nauseam ou comme la manifestation de regrets au soir de sa vie ?

La tête dans l’étau de ses mains, Grace fournissait un effort douloureux pour tenter d’imaginer pourquoi elle lui avait fait subir une telle atrocité.

Cette réflexion contre nature l’épuisa et vint s’ajouter à la fatigue qu’elle avait accumulée au cours de sa marche interminable dans la neige.

Lukas dut le sentir. Il posa sur elle une autre couverture afin qu’elle n’attrape pas froid.

— Essaie de dormir, je suis là, chuchota-t-il.

Les paupières brûlantes, vaincue psychiquement et physiquement, Grace savait qu’elle s’éveillerait angoissée, mais elle n’avait plus d’autre choix que de céder au sommeil.

Quand elle ouvrit les yeux, une luminosité grisâtre passait par la fenêtre. Ce devait être l’aube. Il lui semblait avoir entendu des bruits de pas à l’extérieur, des crissements neigeux. Lukas devait être sorti.

Elle se massa le visage et se déplia dans son fauteuil pour étirer ses muscles endoloris. Elle tenta péniblement de se redresser. Jusqu’à ce qu’une décharge d’adrénaline dilate ses pupilles et électrise tout son corps. Lukas ne pouvait pas être dehors, puisqu’il dormait à ses pieds.