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— Qui êtes-vous ? lança Grace.

— Quelqu’un qui aurait pu vous tuer depuis longtemps.

Cette voix masculine était assez jeune, mais éraillée. Comme si la personne avait beaucoup fumé ou avait eu un problème de santé à la gorge. Mais l’intonation, le débit… oui, elle avait déjà entendu ce timbre, sauf qu’à ce souvenir ne s’associait pour le moment aucune image, seulement une peur immense.

— La dernière fois que nous nous sommes vus, Grace Campbell, vous m’avez laissé pour mort… englouti par les eaux glacées comme le cadavre de votre chère et tendre Naïs.

À ces mots, Grace comprit. Mais c’était impossible. Elle devenait folle, elle était morte et elle parlait à un fantôme, c’était la seule explication.

L’individu retira l’écharpe qui lui barrait le visage. Malgré la cicatrice boursouflée à la gorge et ses traits vieillis, loin de l’apparence juvénile qu’il avait à l’époque, elle le reconnut. C’était bien lui. L’assassin qui l’avait traquée sans merci jusqu’au Groenland. Celui qui avait tué Naïs et tenté de lui arracher le cerveau vivante. Un sadique habile et dévoué à son employeur hors norme. Un homme qu’elle n’aurait jamais dû revoir.

— Gabriel…, siffla-t-elle.

– 32 –

L’assassin franchit le seuil de la chaumière de son pas claudicant sans aucune considération pour le canon du fusil que Grace continuait à pointer sur lui.

— Avant que vous ne commettiez un acte stupide, soit par erreur, soit par vengeance, déclara-t-il, sachez que nous avons beaucoup à nous dire, inspectrice. Mais pour faire simple, je suis ici parce que vous avez besoin de moi et, chose plus étonnante, parce que j’ai besoin de vous, Grace Campbell.

La situation était si absurde. L’homme qui avait tout fait pour la tuer quelques mois plus tôt revenait d’entre les morts pour lui proposer un marché. Elle était sidérée, l’esprit encombré par trop de questions.

— Que voulez-vous ? lança-t-elle en réprimant un frisson.

Gabriel s’appuya contre le mur, à côté des débris de la porte d’entrée, et répondit avec le cynisme qui le caractérisait.

— Venir jusqu’ici n’a pas été une mince affaire, dans mon état. Mais non, ne me proposez pas de m’asseoir, ironisa-t-il, j’ai du mal à me relever, avec cette jambe. Je préfère rester debout. En revanche, vous, vous allez mourir frigorifiée. Ce serait bête, alors que je viens tout juste de vous sauver la vie. Couvrez-vous. Je ne vais pas en profiter pour vous agresser… soyez tranquille.

Grace était tout sauf tranquille. Cet homme avait tué Naïs et il avait été un tel sadique avec elle. Elle se rappelait le plaisir qu’il avait pris à lui expliquer comment il allait enfoncer un crochet dans sa narine pour lui percer la cloison nasale et triturer son cerveau afin de le réduire en bouillie. Au souvenir de ces paroles et de cette tige métallique qui se rapprochait de son nez, elle avait effectivement toutes les peines du monde à ne pas presser la détente du fusil. Mais cela aurait été un tel renoncement à son éthique personnelle. Et puis, elle devait se l’avouer, elle était curieuse de savoir ce qu’il lui voulait, et comment cet homme, qui s’était tranché la gorge avant de disparaître dans les eaux groenlandaises, sans doute prisonnier sous la banquise, pouvait être là, en plein cœur de la Forêt-Noire, en train de lui parler.

Sans quitter Gabriel des yeux, elle revêtit sa parka. Elle se tourna vers Lukas, qui grelottait. La porte détruite et le mur éventré laissaient pénétrer un vent pétrifiant.

— Tu devrais te mettre au chaud dans la chambre, lui dit-elle. Ça va aller.

Il ne réagit pas, transi de froid, le regard dans le vide.

— Accompagnez-le, je vous attends, soupira l’assassin. Il a vécu bien des horreurs dans sa vie, mais une fusillade, jamais, il a besoin de s’en remettre. Et puis ce que j’ai à vous raconter ne le concerne pas, de toute façon.

Par souci de Lukas plus que pour obéir à cet être abject, Grace conduisit son ami jusqu’à son lit où elle le mit sous les couvertures. De retour dans le salon, elle aperçut son arme de service dans la neige, par l’ouverture béante du mur. Elle sortit la récupérer, avant de revenir dans la pièce principale. Gabriel n’avait pas bougé, l’observant en silence.

En le visant cette fois avec son pistolet, elle s’assit dans le fauteuil près de la cheminée.

— Quel marché avez-vous à me proposer ?

— Ah, zut, répliqua-t-il, j’étais pourtant sûr que vous alliez me demander comment j’ai survécu. Cela ne vous intéresse pas ?

Au fond, si, mais Grace refusait d’entrer dans sa mise en scène égocentrique. Elle ne répondit pas.

— Il me semble tout de même important que vous sachiez, histoire que nous partions sur de bonnes bases. Si vous veniez à avoir un doute sur mon identité, cela fausserait toute notre discussion. Rassurez-vous, je ne serai pas long. Lorsque j’ai voulu me trancher la gorge, le froid avait tellement engourdi mes muscles que mes mains tenaient à peine le couteau. Mon geste n’a donc pas été assez intense pour entamer mes chairs en profondeur. La blessure a certes été douloureuse, mais superficielle. Demeurait celle que vous m’aviez infligée à l’abdomen dans le bateau et qui celle-là était bien plus vicieuse. Elle m’empêchait de me hisser sur la rive de la banquise. Pour ne pas sombrer, j’ai dû me contenter de saisir un débris du navire qui venait de couler. Évidemment, dans cette eau glaciale et avec mon corps qui se vidait de son sang, je n’avais qu’une très brève espérance de vie… Par chance, l’explosion du bateau a attiré l’attention d’un groupe de chasseurs inuits qui n’ont pas tardé à débarquer et à me retrouver.

Gabriel frotta la cicatrice de son cou avant de sentir ses doigts en grimaçant.

— Je crois que l’odeur ne partira jamais. Ils m’ont appliqué une espèce de graisse de phoque puante. Mais bon, ces braves Inuits m’ont ramené à leur village. Le reste, après mon transfert à l’hôpital de Nuuk, est une succession d’opérations et de soins tous plus douloureux les uns que les autres… Mais me voilà.

Grace ne pensait qu’à une chose en écoutant le récit de Gabriel. Naïs, elle, n’avait pas eu cette chance et elle était bel et bien morte.

— Pourquoi aurais-je besoin de vous ? s’enquit-elle froidement.

— D’une, je viens de vous sauver la vie. Je sais, j’insiste, mais comme je n’ai pas entendu de merci, j’ignore si vous en avez vraiment pris conscience. De deux, vous ne pourrez pas mener à bien votre enquête sans moi.

— Je suis arrivée toute seule jusqu’ici…

Gabriel fronça les narines.

— Oui, enfin presque.

Grace allait lui demander d’être plus précis, quand elle comprit.

— La lettre, c’était vous ?

Il sourit et leva les yeux au ciel, comme s’il cherchait à se rappeler un poème.

— « Tu n’es pas seule à chercher. Tu sais très bien où commence le chemin de la vérité. Evening Times, 14 novembre 1999, photo page 5. »

Grace était sidérée. Comment aurait-elle pu imaginer une seconde que le messager anonyme était son pire ennemi ? Qu’elle croyait mort, de surcroît.

— Mais pourquoi m’avez-vous écrit ?

— Voilà la vraie bonne question, inspectrice Campbell. La réponse est un peu complexe, vous accepterez donc que j’en reporte l’exposé après vous avoir dit pourquoi mon aide vous est indispensable si vous voulez vraiment aller au bout de votre vengeance.