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Grace ferma les yeux sous la brutalité de la révélation. Pendant toutes ces années, elle avait ignoré le combat secret que menait son père pour faire la lumière sur sa disparition. Les deux hommes dont elle avait le plus douté de l’honnêteté étaient ceux qui avaient lutté pour elle et l’avaient payé de leur vie. Flagellée par la culpabilité et les regrets, Grace sentit une profonde peine se creuser dans sa poitrine.

— Où ses cendres ont-elles été dispersées ?

— J’ai bien peur que tout cela n’ait été fait sans cérémonie…

Grace détourna la tête pour ne pas exposer sa douleur.

— Mais, j’y pense…, reprit Gabriel, sans laisser à la jeune femme le temps de respirer. Vous étiez au courant pour la complicité très active de votre mère dans le traitement qui vous a été réservé ?

L’assassin affichait l’expression faussement gênée de celui qui prend plaisir à blesser sans prévenir.

— Cela vous fera une satisfaction de moins, répliqua Grace.

— Ah, ouf… vous saviez donc. Par conséquent, vous ne m’en voudrez pas d’être passé la tuer avant de venir vous voir. Nous sommes bien d’accord, c’est tout ce qu’elle méritait, n’est-ce pas ?

— Pardon ?

— Tenez, en guise de souvenir...

Gabriel fouilla dans une poche de son manteau, en tira une enveloppe qu’il jeta aux pieds de Grace. Elle la ramassa et en sortit des clichés. On y voyait sa mère, sur le dos, les yeux ouverts, un trou sanguinolent au milieu du front. La première photo avait été prise de loin, la deuxième de plus près, et la troisième était un gros plan clinique de l’orifice rougeâtre.

Elle n’en revenait pas. Cet homme était fou.

— Je me suis permis d’obtenir un compte rendu détaillé de la plaie afin que vous constatiez clairement l’impact de la balle dans le crâne, ajouta-t-il. Histoire que vous n’imaginiez pas une petite mise en scène spécialement concoctée pour vous.

— C’était à moi de régler le problème et de lui faire dire la vérité ! s’emporta Grace. Pour qui vous prenez-vous ?

— Voilà, j’en étais sûr. De l’ingratitude. Que fallait-il faire selon vous ? La traîner en justice ? Elle serait morte, ou plutôt aurait été assassinée avant le jugement, soit par les membres de la secte du joueur de flûte, soit par nous. La torturer pour qu’elle avoue ? Vous n’auriez jamais osé. La supplier de dire pourquoi elle avait agi ainsi ? Elle vous aurait raconté des salades du genre : « On m’a obligée, j’étais sous emprise, bla-bla-bla… » La voici, la vérité : votre mère était totalement fascinée par les théories pédophiles de l’époque déclarant que l’épanouissement des enfants passait par l’expression précoce de leur sexualité entre les mains d’adultes capables de les guider sur le chemin de la jouissance. Et qu’en autorisant ces relations on arrêterait de frustrer des personnes condamnées à commettre des crimes pour soulager leur désir. On fabriquerait enfin un monde apaisé sans pulsions refoulées, donc sans violence. Il fallait simplement que les gens s’habituent et que les enfants fassent un petit effort dont ils seraient par la suite récompensés. Voilà ce que pensait viscéralement votre mère, comme j’ai pu le lire dans son dossier.

Grace n’arrivait même pas à pleurer. Elle n’était qu’incompréhension.

— Mais, cela va peut-être vous rassurer, inspectrice, votre mère ne vous voulait pas vraiment de mal. Elle avait conclu un accord avec un réseau pédophile écossais affilié à la secte du joueur de flûte afin que votre ravisseur vous « éveille » pendant deux jours. Finalement, ils ont insisté pour allonger la durée de votre captivité, prétextant que, plus ils prendraient de temps, mieux votre initiation se passerait. Les jours sont devenus des semaines. Et quand vous vous êtes évadée et que la police a constaté les sévices que l’on vous avait infligés, votre mère a compris qu’on lui avait menti. Pour elle, ce n’était pas le contrat. Elle croyait sincèrement en votre épanouissement, certes un peu contraint, mais sans violence réelle puisque vous auriez dû, selon sa croyance, y prendre goût. Elle a d’autant plus culpabilisé que, lorsqu’elle est venue rendre visite à votre ravisseur, elle a accepté de ne pas vous voir afin de ne pas parasiter votre « formation ». Toujours est-il qu’après votre retour votre mère a cherché à vous protéger sans pour autant dénoncer ou inquiéter votre bourreau qui aurait révélé sa complicité. Bref, d’un point de vue moral, j’imagine que cette explication ne libère pas cette femme du statut de pourriture à vos yeux, mais sur le plan intellectuel, on peut lui reconnaître une certaine cohérence qui peut vous aider à mieux accepter la vérité. Vous ne trouvez pas ?

Grace ne répondit pas, plongée dans un insupportable sentiment où la haine se disputait au souvenir de l’affection qu’elle éprouvait pour sa mère.

— D’ailleurs, pour vous dire la vérité, c’est cette culpabilité qui l’a tuée, insista Gabriel. Quand vous êtes passée la voir il y a quelques jours, vous avez rouvert la plaie chez elle, et on n’était pas à l’abri qu’avant de mourir elle veuille soulager sa conscience auprès de la police. Donc, on a réglé le problème. Voilà, on en a terminé avec vos affaires de famille, je vais pouvoir passer à la raison qui m’a poussé à vous retrouver au milieu de cette forêt.

Grace s’efforçait de tenir le coup, mais elle était éreintée par l’accumulation d’horreurs et de révélations. Elle se doutait bien que Gabriel lui avait raconté tout cela par sadisme, pour le plaisir de la voir se décomposer à chaque révélation. Mais elle ne lui avait pas offert cette satisfaction et s’était obligée à l’écouter comme elle aurait suivi la déposition d’un témoin. Restait à savoir combien de temps elle tiendrait sans craquer.

— Maintenant, venez-en au fait, Gabriel, ou je m’en vais sur-le-champ, dit-elle en se levant.

— Oui, oui, vous avez raison, il commence à faire trop froid ici de toute façon. Voici ce qu’il va se passer. Vous allez dire au revoir à votre ami et bienfaiteur Lukas. Ne vous inquiétez pas pour lui, il saura parfaitement reconstruire cette cabane qu’il a bâtie tout seul. Bref, informez-le qu’il n’aura plus d’ennuis tant qu’il continuera à se taire. Ensuite, rejoignez-moi à l’auberge de la Griffe de l’ours à Hornberg, à dix-huit heures ce soir, je vous expliquerai tout.

Grace ne pouvait malheureusement lutter plus longtemps. Elle était à la fois dans un état de profonde agitation intérieure et d’épuisement physique. Elle n’avait rien mangé depuis le déjeuner de la veille, et les événements qui venaient de se produire l’avaient sérieusement éprouvée. Elle n’avait plus la force d’insister.

— Je serai au rendez-vous, répugna-t-elle à dire.

Le « nettoyeur » d’Olympe la salua d’un signe de tête et se dirigea vers la porte de son pas traînant, sa canne cognant le plancher. Juste avant de franchir le seuil désormais moucheté de neige, il se retourna.

— Soyez là à l’heure, Grace, le Passager n’attendra pas.

– 33 –

Grace était debout, nue, dans la baignoire et elle pleurait. Elle pleurait d’impuissance tandis qu’une main étrangère savonnait son corps d’adulte. Les doigts glissaient dans les plis les plus intimes avec énergie et elle laissait faire, paralysée. Pourquoi ne se défendait-elle pas ? Pourquoi se sentait-elle incapable de repousser cette main violeuse ? Elle n’était plus une enfant, elle était une femme, libre, indépendante, forte. Mille fois plus forte, même, que cette autorité qui la soumettait.

— Arrête, je t’en prie, arrête de faire ça, sanglota-t-elle.