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— C’est pour ton bien, ma chérie, et puis, après tout, je suis ta mère.

Grace leva la tête et la vit continuer à frotter son corps nu sans même la regarder, comme absorbée par une tâche ménagère.

— Tu seras toute propre pour ta première fois. Tu verras, ça te plaira et, plus tard, tu me remercieras.

Grace voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle voulut se débattre, mais ses membres ne répondaient pas. Elle n’avait pas le droit de la frapper, non, c’était sa mère. Et soudain, elle sentit que quelqu’un la tirait vivement hors de la baignoire et l’enveloppait dans une serviette chaude. Ses pieds ne touchaient plus le sol, l’individu la portait et courait déjà loin de la maison.

— Je ne la laisserai plus jamais faire ça, dit une voix ferme qu’elle avait si peu entendue durant son enfance.

Grace se réveilla en sursaut à la sonnerie de son alarme.

— Papa…, murmura-t-elle, essoufflée.

Elle s’assit au bord du lit pour se calmer, troublée et émue. Malgré la pénombre de sa chambre d’hôtel, qui aidait l’angoisse à se distiller en elle comme un poison, elle mit brutalement fin au ruissellement onirique en se levant d’un bond. 17 h 15. Il était temps qu’elle se prépare pour affronter la réalité. Peut-être plus terrible encore que son cauchemar.

En se mettant debout, elle manqua de marcher dans l’assiette des fruits et des sandwichs qu’elle avait avalés quelques heures plus tôt, avant de s’écrouler d’épuisement. Elle savoura à peine une douche chaude et enfila des vêtements propres qu’elle avait achetés dans une petite boutique du village de Hornberg à son retour de la forêt. Elle écrivit ensuite un message à son supérieur, Elliot Baxter, afin qu’il lui accorde une journée de plus. Le fait d’avoir retrouvé l’homme de main d’Olympe constituait un argument en faveur de sa requête.

Le temps qu’il lui réponde, elle passa son holster, vérifia le chargeur de son arme et revêtit sa parka. Ces gestes simples l’apaisaient quelque peu, mais même si elle se sentait plus fraîche et reposée, elle ne s’estimait pas complètement prête à se retrouver face à Gabriel une quinzaine de minutes plus tard. À quoi devait-elle s’attendre de la part d’un tel assassin ? Quel marché forcément hasardeux allait-il lui proposer ? Comme Lukas, il avait évoqué le nom de ce mystérieux Passager qui semblait au cœur de son enquête. Qui était-il ? Quel lien entretenait-il avec Olympe ? Et surtout, allait-elle le rencontrer, comme l’insinuait la dernière phrase que Gabriel avait prononcée avant de partir ?

Grace se regarda dans la glace, osant enfin se poser la question qui la tourmentait : devait-elle aller à ce rendez-vous ? Gabriel était un pervers diabolique, elle avait pu le constater au cours de son enquête ayant débuté au monastère d’Iona. C’était un monstre qui méritait d’être jugé et condamné à finir ses jours en prison. En lui accordant un droit à la discussion et peut-être même à l’arrangement, la jeune femme se sentait complice, trahissant la mémoire de son amie et de tous ceux que ce criminel avait décimés.

Mais elle ne pouvait pas se défiler maintenant et risquer de passer à côté d’une piste qui lui permettrait d’aller au bout de son enquête.

Pour soulager un peu sa conscience, Grace se promit que, si le marché de Gabriel s’avérait insatisfaisant, elle lui passerait les menottes.

Elle quitta la chambre en ignorant l’appel d’Elliot Baxter. Ce n’était plus le moment de s’entendre dire qu’elle devait rentrer sur-le-champ.

Le col de sa parka remonté sur son cou, elle affronta le froid en repensant à Lukas dans sa chaumière ouverte aux vents. Elle l’avait laissé dans un état bien meilleur qu’après la fusillade et il lui avait assuré qu’il s’en sortirait tout seul pour réparer sa cabane. Ils s’étaient longuement pris dans les bras et le sauveur de son enfance avait eu des paroles touchantes.

— Même si tu ne reviens jamais ici, Hendrike, je te sais désormais pour toujours à mes côtés. Ta présence m’aidera quand les sombres souvenirs ne manqueront pas de refaire surface.

Avec la même conviction, il avait ajouté, un rictus ironique au coin des lèvres :

— S’ils avaient pu imaginer qu’un jour leur petite esclave deviendrait celle qui les ferait tous payer…

Il lui avait serré l’épaule et était rentré dans sa maison.

L’idée de cette étreinte la réchauffait tout autant qu’elle lui rappelait la lourde responsabilité d’obtenir justice pour Lukas, pour elle et pour tous les autres enfants. La charge lui parut encore plus écrasante lorsqu’elle prit conscience qu’elle était la dernière âme qui errait dehors. Les rares habitants avaient depuis longtemps regagné leur demeure, fermé les volets et peut-être même éteint les lumières pour dormir plutôt que d’affronter le silence oppressant. Dans cette vallée encaissée, ses pas résonnant seuls sur le pavé, Grace était comme une détenue marchant dans la cour de sa prison, scrutée par un regard anonyme juché au sommet des montagnes. Elle avait viscéralement l’impression d’aller à un rendez-vous fantôme.

Jusqu’au moment où elle aperçut la pâle enseigne en forme de griffe d’ours qui, de loin, avait plus l’apparence d’une main crochue. Elle ralentit, guère pressée d’entrer malgré l’hostilité de la nuit. Peu à peu, elle s’approcha du bâtiment.

D’une fenêtre émanait une très faible lueur, provenant probablement de bougies, comme si les propriétaires avaient eu peur d’attirer l’attention de quelque créature nocturne.

Elle inspira une dernière goulée d’air, et poussa la porte qui fit tinter une clochette. Dans l’atmosphère tamisée, des tables vides étaient dressées dans la salle aux larges poutres.

— J’imagine que vous êtes avec monsieur, dit en anglais une dame d’une cinquantaine d’années, aux joues rouges et bien charnues, qui s’avançait vers Grace.

La jeune femme tourna la tête et vit l’assassin, installé dans un coin, lui faire un signe de la main, comme s’ils étaient là pour un dîner d’affaires ou une soirée en amoureux.

Grace refusa de se laisser perturber par l’absurdité de la situation, et le rejoignit avec la désagréable sensation d’être de nouveau le jouet de ce sadique qui la regardait avec un sourire ravi. Ravalant sa fierté, misant sur l’efficacité, elle s’assit face à lui sans cérémonie.

Maintenant qu’elle le voyait de plus près, elle prenait pleinement conscience de son changement d’apparence. Il était auparavant toujours très apprêté, une mèche de cheveux adroitement coiffée sur son front surmontant un visage à la peau lisse. Il avait une allure jeune et moderne, un peu désinvolte et méprisante pour son entourage. Sa barbe était parfaitement taillée, bien dessinée, et son agilité physique perceptible dans ses moindres gestes.

Aujourd’hui, son teint était grisâtre, son crâne en partie dégarni, ses yeux plombés par des cernes qui semblaient là depuis toujours, et ses paupières alourdies lui donnaient une attitude indifférente à la cruauté du monde. Il avait l’air d’avoir plus de cinquante ans, presque le double de son âge, d’être usé et, surtout, ses mouvements n’étaient plus aussi précis, ainsi que Grace put le constater lorsqu’il cogna son verre en voulant prendre le menu.

— Je vous conseille leur Aalsuppe, elle est délicieuse, dit-il. C’est une soupe à base d’anguille, de pruneaux, poires, légumes, lard et quelques condiments.

Grace plongea son regard dans le sien.

— Si vous avez besoin de moi, vous feriez mieux d’arrêter ce cinéma et d’en venir au fait.

— Et c’est moi que l’on traite de sauvage… mais, bon, si vous n’êtes pas une adepte des préliminaires, je respecte votre désir.