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Avec une résolution nouvelle, elle tendit la tête vers le chemin dont elle n’était jamais ressortie. Elle l’affronta sans ciller, comme on regarde l’une de ses pires terreurs en face. Tout lui revint en mémoire : les effrayants bruits de pas dans son dos, son cartable qu’on tire brusquement vers l’arrière, l’asphyxie d’une main puante lui écrasant la bouche et le nez, la douleur de ses tibias cognant contre le bas de la camionnette et l’effroi si dévorant qu’elle en avait perdu connaissance.

Malgré les cicatrices ouvertes, la peur a changé de camp, songea-t-elle.

Et elle redémarra.

Les branches des arbres qui mangeaient le parcours, les larges trous creusés par les pluies et les pierres qui frottaient contre le bas de caisse témoignaient de l’absence d’entretien de la piste depuis bien des années.

Grace progressa prudemment, aussi méfiante à l’égard d’une mauvaise ornière que de sa réaction lorsqu’elle arriverait à destination. Et c’est ainsi qu’après quelques minutes une bâtisse émergea du brouillard.

La jeune femme coupa le moteur, hypnotisée par ce paysage qui appartenait à une autre vie.

Si l’on faisait abstraction de la couche de neige, rien n’avait changé : le jardin et son massif de rhododendrons, cachette privilégiée de l’époque encore heureuse de son enfance, les deux rosiers grimpants, le long du mur, qui se rejoignaient en arche au-dessus de la porte d’entrée. Celle-ci, pour la petite fille qu’elle était, se transformait en un passage vers un monde magique. La remise, vestige de l’ancienne ferme, était toujours là, accolée au bâtiment principal. Autrefois débarras riche en trésors à dénicher, elle était devenue un garage lorsque ses parents avaient décidé d’acheter une voiture afin d’accompagner Grace jusqu’à l’école, après « la chose », comme ils avaient pris l’habitude de mal nommer son enlèvement.

Plus émue qu’elle ne l’aurait imaginé, Grace accepta cette nostalgie mêlée de répulsion qui lui nouait la gorge. Une larme coula sur sa joue. Elle l’essuya d’un revers de main quand une alerte SMS retentit sur son téléphone.

Elliot Baxter, son supérieur au commissariat, lui confirmait qu’il avait vu sa demande de congé exceptionnel pour trois jours en passant chercher un dossier au bureau et s’inquiétait de savoir si elle allait bien. Elle répondit qu’elle profitait de n’avoir actuellement aucune affaire urgente au bureau pour prendre un peu de repos. Depuis sa réhabilitation en tant qu’enquêtrice, elle n’avait plus à se justifier ou à craindre les décisions arbitraires d’une hiérarchie qui l’avait publiquement félicitée pour son travail dans l’affaire du monastère d’Iona.

En revanche, qu’elle le veuille ou non, à cet instant même, elle avait encore peur. Peur de la façon dont allait se dérouler la rencontre avec celle à qui elle n’avait pas parlé depuis quinze ans

Elle consulta l’heure : 8 h 32. Il était temps.

Le froid et les aiguilles neigeuses piquetèrent son visage malgré la capuche de sa parka fourrée qu’elle avait relevée sur sa tête. Elle fit quelques pas en direction de la maison, n’entendant que le crissement de ses semelles dans la poudreuse. Elle s’arrêta devant la porte d’entrée et rabattit sa capuche sur ses épaules.

Le calme de la campagne était tel qu’on percevait l’infime bruissement des flocons se déposant sur le sol et les feuilles. Dans l’air ne flottait plus que le silence d’un royaume de conte de fées plongé dans une torpeur éternelle.

Sur le point de devenir à son tour une figure de marbre figée par le gel, Grace frissonna de tout son corps quand une goutte de neige fondue tombée du rosier au-dessus d’elle glissa dans son cou. Réveillée par cette épine de la Providence, elle pressa la sonnette avant que son courage lui échappe.

Le temps qu’elle se remette de l’émotion que le carillon de son enfance avait suscitée en elle, on entendit des pas approcher. Un tintement de clés, quelques soupirs agacés, la serrure qu’on déverrouille et enfin la porte qui s’ouvre.

Grace sentit son cœur se soulever si fort qu’elle en eut la nausée. Elle avait devant elle une dame de soixante-six ans qui en faisait quatre-vingts avec ses cheveux blancs et son air un peu égaré. Un ancien lifting avait dû étirer sa peau autour du nez, de la bouche et des yeux, si bien qu’elle était encore plus méconnaissable. Sans les pommettes hautes et jadis un peu plus charnues dont Grace avait hérité, elle n’aurait pas reconnu sa mère.

— Ah, je croyais que c’était Freya, mon aide à domicile, qui arrivait déjà. Je la trouvais fort en avance ! Que puis-je pour vous, mademoiselle ?

Grace demeura muette, incapable de faire le tri dans ce qu’elle éprouvait : chaos de chagrin, de compassion et de regrets confrontés à la rancœur et l’incompréhension.

— Tu ne me reconnais pas ? balbutia-t-elle.

Sa mère afficha une expression surprise, presque inquiète.

— Non… qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Malgré toutes ses craintes, Grace n’avait pas anticipé cette improbable réaction. Ses jambes se mirent à trembler.

Monika Campbell fronça alors les sourcils et écarquilla les yeux, comme si elle était face à un fantôme.

— Mon Dieu, souffla-t-elle en portant une main à sa bouche. Hendrike ? C’est toi ?

– 5 –

— Inspectrice de la police de Glasgow. Maintenant que j’y pense, c’est logique, dit la mère de Grace après une dizaine de minutes de conversation.

Sa fille lui avait brièvement expliqué ce qu’elle était devenue.

Pendant tout ce temps, la jeune femme aurait aimé prendre du recul, et surtout ne plus s’identifier à l’adolescente qu’elle était lorsqu’elle habitait encore ici. Mais le décor l’avait instantanément replongée quinze ans en arrière. Rien n’avait changé. Il y errait même encore l’odeur de bois ciré des meubles en noyer laqué. Sur leurs panneaux caramel se reflétaient les lumières du grand lustre aux arabesques métalliques coiffées d’abat-jour à franges. La moquette grise parsemée de points noirs était toujours aussi mal assortie au papier peint bleu clair et aux moulures du plafond plus étouffantes encore que les cadres des dizaines de tableaux agencés en damier sur les murs. Même le tintement du service à thé lui rappelait ces longs dimanches de pluie passés à s’ennuyer pendant que sa mère faisait des mots croisés.

— Inspectrice, c’est évident, reprit Monika Campbell. Combien de fois t’ai-je surprise dans la remise à chercher je ne sais quelle babiole avec ta lampe de poche. Et quand tu n’étais pas fourrée dans cette grange, tu lisais des romans policiers jusqu’à pas d’heure… Finalement, tu as toujours voulu être celle qui trouve.

— Je voulais être éducatrice de chiens, quand j’étais petite, réagit Grace en saisissant l’occasion d’aborder le sujet délicat que toutes deux s’évertuaient à éviter. J’ai décidé d’être inspectrice après… ce qu’il s’est passé. Pour empêcher que d’autres enfants subissent le même sort que moi, et retrouver peut-être un jour celui ou ceux qui m’ont fait du mal.

Sa mère baissa les yeux et se prit la tête entre les mains. Le peu de vie qui s’était réveillé en elle depuis le début de leur discussion s’éteignit lentement.

— Pardon, je ne voulais pas être si brusque, s’excusa Grace avec prudence.

Sa mère avait dû vivre de bien terribles moments pour que son état se soit tellement dégradé.

Monika Campbell répondit d’un geste compréhensif de la main.

— Pourquoi es-tu revenue, Grace ?

La jeune femme s’étonna de la question de sa mère.

— Ce n’est donc pas toi qui m’as envoyé cette lettre… ?