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Grace garda pour elle l’insulte qui lui brûlait la langue.

— Je suppose que oui, enchaîna Gabriel. Une fois à l’intérieur, ne vous laissez pas intimider par les lieux, et récupérez au plus vite l’oreillette que j’ai réussi à placer dans le salon, sous les cailloux du pot d’un bonsaï. Il n’y en a qu’un. Ensuite, on aura trois heures tout au plus devant nous. Le temps du discours et du dîner. Après quoi, tous les invités seront reconduits à la sortie. Vous êtes prête, Brooke McKenzie ?

Grace haïssait Gabriel, mais désormais, ils formaient une équipe, et si elle voulait avoir une chance de mener à bien cette mission, ils allaient devoir s’entraider.

— Où vous trouvez-vous ? l’interrogea-t-elle.

— Dans mon poste d’observation comme prévu. À présent, jetez votre téléphone, que l’on ne puisse pas tracer vos derniers appels. Et si tout va bien, à dans… quelques minutes. Dépêchez-vous.

Grace raccrocha, retira la carte SIM de son portable, qu’elle éclata entre deux pierres, puis réserva le même sort à l’appareil. Elle venait de détruire son ultime chance d’appeler à l’aide. Toute sa vie reposait entre les mains de Gabriel… Se produisit alors un phénomène étrange. Il lui sembla que les petits morceaux de métal et de plastique se mettaient à vibrer. Elle posa la main par terre, et de façon tout juste perceptible, elle sentit un tremblement dans le sol. Que se passait-il ? En reprenant sa marche, elle regarda autour d’elle. Le paysage était toujours aussi désert. À part la lumière crépusculaire, rien n’avait changé. À un détail près. Derrière le bruit de ses pas, elle eut l’impression de distinguer un son profond qui s’amplifiait lentement. Comme un grondement de tonnerre qui enflait dans les gorges de la montagne. Elle leva les yeux, mais ne vit aucun avion ni hélicoptère dans le ciel. Ce n’est qu’en parcourant les derniers mètres du chemin qu’elle comprit.

Dans les hauteurs les plus élevées de ces alpages sauvages, le sentier était stoppé net par une improbable voie ferrée qui s’élançait à perte de vue de chaque côté. Instinctivement, Grace tourna la tête vers l’origine du roulement caverneux qui se rapprochait. Les rails décrivaient une large courbe à flanc de montagne pour rejoindre un aqueduc de pierre enjambant un torrent à plus de cent mètres en dessous. À son terme, la voie s’enfonçait dans un tunnel creusé sous le massif rocheux.

La vibration du chemin de fer se mua en sifflement strident, annonçant l’arrivée d’un lourd convoi. Et soudain, trois yeux jaunes percèrent l’obscurité, avant que le corps longiligne ne se déroule hors de sa tanière. Un immense train se déploya sur l’étroit aqueduc, dévoilant la succession de ses wagons bleu marine décorés de sigles dorés qui rappelaient indiscutablement la signature de l’Orient-Express.

Intimidée et fascinée, Grace regarda le reptile mécanique se couler jusqu’à elle, sans oser croire qu’il allait stopper là, en pleine campagne. Le crissement subit du freinage lui donna tort et provoqua un nœud de stress dans sa gorge. Elle ne se sentait plus prête du tout. Mais le convoi ralentit dans un déchaînement de souffles et de grincements pour s’arrêter, une porte juste devant elle.

Pendant d’interminables secondes, rien. Seulement la respiration latente des machineries qui semblaient reprendre haleine. Le cœur battant, la bouche sèche, Grace attendit. Elle se rendit soudain compte qu’elle avait oublié de changer ses baskets pour ses chaussures à talon, qu’elle enfila à toute vitesse, abandonnant l’autre paire au bord des rails. L’instant d’après, la porte s’ouvrait.

Un jeune homme habillé en livrée de valet, coiffé d’un chapeau grenat de forme carrée, tendit à Grace une main gantée de blanc, en lui adressant un charmant sourire.

— Si madame McKenzie veut bien nous faire l’honneur de nous rejoindre.

Trop déconcertée pour réfléchir, elle se laissa hisser dans le ventre du monstre.

– 36 –

La situation semblait si surréaliste que Grace en fut étourdie. Elle se trouvait à présent sur la plate-forme qui précède l’entrée dans le wagon. Le sol y était recouvert de parquet ciré et les parois de boiseries laquées. Une porte en noyer coulissante, finement décorée de vitraux, laissait deviner une grande salle de l’autre côté, d’où filtraient des bruissements de conversation nappés de notes de piano.

Le valet invita Grace à lui confier sa parka au moment où l’on sentait le train s’ébranler pour repartir.

— Au nom du Passager, je vous prie de bien vouloir excuser l’incongruité de votre lieu de montée à bord, mais vous savez que nous ne nous arrêtons jamais dans des gares officielles, pour des raisons de sécurité et de discrétion.

— Cela va sans dire.

— Simple formalité, auriez-vous l’obligeance de bien vouloir regarder la petite caméra qui se trouve juste au-dessus de moi, s’il vous plaît.

Grace prit peur. Et si la reconnaissance faciale échouait ? Gabriel lui avait assuré qu’il allait enregistrer sa fausse identité dans le serveur, mais s’il avait commis la moindre erreur, elle était perdue. Le train ayant repris sa marche, elle ne pourrait même pas tenter de s’enfuir.

Elle se demanda si la pâleur de son visage était perceptible et si le valet avait vu le duvet de son cou se hérisser. Rien ne permettait de deviner ses pensées derrière son attitude affable, mais il lui sembla qu’à la moindre alerte, il était capable de lui tirer dessus avec la même facilité qu’il lui souriait.

D’un air qu’elle aurait voulu moins crispé, Grace leva la tête vers l’œil mécanique. Le valet sortit de sa poche une petite tablette numérique qu’il avisa avec attention. Grace distingua l’écran qui affichait un cercle tournant sur lui-même, signe d’une recherche de correspondance. Elle retint sa respiration, les mains moites, la gorge palpitante.

— Excellente soirée à vous, madame McKenzie. Par ici, s’il vous plaît, annonça soudain le jeune homme.

Grace fit mine de trouver la situation parfaitement normale alors qu’il faisait coulisser le pan en noyer permettant l’accès au wagon proprement dit. Elle eut tout juste le temps de prendre une dernière profonde inspiration et fut comme téléportée dans le salon d’une maison de maître. Tout n’était que boiseries et dorures qui rivalisaient de reflets et de délicatesse. En guise d’ornements du plafond à caissons d’acajou, des O cuivrés, telles les armoiries d’Olympe, s’entrelaçaient jusqu’à un éclatant lustre de cristal. Sur les murs ambrés, des lampes tulipes style Belle Époque éclairaient des tableaux représentant des paysages grandioses, saisissants, ainsi que des scènes de chasse à courre qui semblaient si bien se marier avec les invités. Une vingtaine de personnes élégamment vêtues, en costumes ou robes longues, discutaient un verre de champagne à la main, tandis que des serveurs attentifs veillaient à satisfaire le moindre de leurs caprices. Au fond du wagon, Grace distingua un piano à queue, derrière lequel une musicienne jouait avec adresse une discrète mélodie.

Avant qu’elle n’ait eu le temps de reprendre ses esprits, Grace fut l’objet de plusieurs regards qui la dévisagèrent. Alors que certains convives lui adressaient un sourire ou un salut, d’autres se détournaient d’elle en chuchotant à l’oreille de leur voisin. Était-ce parce qu’ils ne la connaissaient pas ? Parce qu’elle n’entrait pas dans les canons filiformes des femmes présentes ? Grace n’en avait cure, elle ne pensait qu’à une chose : récupérer l’oreillette au plus vite pour se sentir moins nue et désarmée. Elle repéra un bonsaï à gauche de l’entrée, posé sur un guéridon au plateau de marbre. Partir dans cette direction paraîtrait suspect. Elle se fit donc violence pour affronter quelques mondanités.