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La femme ne se départit pas de son air hautain et supérieur. Elle recula d’un pas. La situation allait mal tourner, c’était une évidence.

Autour, les enfants s’étaient calmés pour observer ce duel entre adultes. Grace n’avait aucune envie de frapper celle qui visiblement jouait le rôle de mère pour tous ces bambins.

— C’est foutu, arrêtez-la tout de suite ! s’écria Gabriel dans l’oreillette.

Mais au moment où Grace se décidait à agir, l’autre se précipita sur elle et la bouscula avec une telle force que l’inspectrice tomba. Son assaillante retourna sur ses pas pour foncer vers la porte par laquelle elle était entrée.

— Elle va déclencher l’alarme ! hurla Gabriel. Je ne pourrai pas l’arrêter.

Grace, qui s’était déjà relevée, savait qu’elle ne l’atteindrait jamais à temps. Elle était piégée. À moins que…

— Elle veut jouer à chat ! cria-t-elle à l’intention des jeunes spectateurs. Attrapez-la et vous gagnerez un bonbon !

Les enfants hurlèrent d’excitation, et les plus proches de la fuyarde se précipitèrent sur elle. Gênée par ce déferlement de petites mains qui essayaient de retenir cette souris récalcitrante, la gouvernante les invectivait en leur ordonnant de la lâcher. Pendant ces quelques secondes de diversion, Grace sprinta comme jamais de sa vie et percuta brutalement la femme dans le dos en faisant mine de vouloir jouer. Projetée vers l’avant, la gouvernante se cogna brutalement le front contre un angle du wagon.

En voyant leur mère s’effondrer, inconsciente, les enfants reculèrent, inquiets.

— Chaque fois qu’on joue avec elle, elle dit qu’on va la tuer parce qu’on est trop turbulents, lança un petit.

— N’ayez pas peur, elle n’est pas morte, juste assommée, les rassura Grace. Je vais l’emmener à l’infirmerie. Restez sagement ici, d’accord ?

— Je vous ouvre la porte, lança Gabriel dans l’oreillette.

Grace attrapa la femme sous les bras et la tira à l’extérieur de la salle de jeux, pour entrer dans un sas faisant la jonction entre deux wagons. Avant que la porte ne se referme, elle aperçut le regard espiègle d’Eliza qui s’appliquait à lui faire un nouveau clin d’œil.

— Balancez le corps dehors, ordonna Gabriel.

— Elle est vivante !

— Justement. Si elle se réveille, elle va donner l’alerte.

Au même moment, la gouvernante se mit à gémir et à dodeliner de la tête.

Grace plaqua une main sur sa bouche, elle écarquilla alors les yeux et se débattit.

— Ne bougez pas et ne criez pas, ou je vous tue, s’entendit dire Grace.

La femme se calma aussitôt.

— Qu’est-ce que vous faites de ces enfants ?

Pas de réponse.

— Je vous laisse la vie sauve si vous me racontez tout, sinon, je vous achève, la menaça Grace, qui détestait parler ainsi.

Est-ce mon absurde coéquipier qui déteint sur moi ?

— On n’a pas le temps ! s’emporta Gabriel dans l’oreillette.

— Répondez ! hurla l’inspectrice.

La femme était terrorisée.

— Je ne sais pas. Le Passager en choisit un de temps en temps et après… je ne sais pas. Je crois que ce sont… des récompenses pour ses meilleurs associés.

Grace tremblait de rage et de dégoût. Elle chercha un endroit où enfermer cette ignoble geôlière. Mais il n’y avait aucun placard, rien.

— Grace, écoutez-moi, siffla Gabriel.

— Quoi ?

— Si vous voulez vraiment sauver ces gamins et toutes les autres victimes des réseaux protégés par Olympe, vous savez ce que vous avez à faire. Si elle parle ou si on trouve son corps, vous allez y passer. Faites-le, putain ! Maintenant ! Vous ne ferez pas tomber cette firme tentaculaire avec vos méthodes douces ! Réfléchissez : les enfants ou elle.

Grace fut le théâtre d’un sanglant champ de bataille entre morale et finalité. Elle se déchiquetait de l’intérieur, condamnée à commettre le pire geste de sa vie pour accomplir l’acte le plus utile de son existence. Non, elle ne pouvait pas se résoudre à devenir une tueuse sans pitié, mais elle ne voulait pas non plus être celle qui abandonnerait ces enfants à leur destruction.

— C’est le prix à payer, Grace Campbell, lança Gabriel. Agissez avec courage ou mourez dans la honte.

Le cœur de l’enquêtrice s’arrêta de battre, ou c’est du moins la sensation qui fut la sienne. Dans un chaos mental surgirent les pires souvenirs des sévices qu’elle avait endurés, les coups, les viols. La violence irrigua ses veines, la haine ses muscles. L’air ne circulait plus dans ses poumons. Elle tira la femme en arrière en écrasant sa main sur sa bouche. Elle la traîna près d’une porte du train. L’autre se débattit en comprenant ce qui l’attendait. Comme hypnotisée, Grace enserra son cou d’un bras et déverrouilla la sécurité. Les bourrasques la giflèrent dans un déferlement sonore. La femme griffait, frappait, se contorsionnait. Grace lui assena un violent coup derrière la tête, puis la souleva dos au vide en évitant son regard impuissant et terrorisé, avant de la pousser dehors de toutes ses forces.

D’abord, elle n’entendit plus rien, ne ressentit rien, elle était comme morte. Et puis le froid du vent glaçant la réveilla de sa sidération. Elle regarda ses mains et crut y voir son canif porte-clés trempé de sang.

Du fond de ses entrailles remonta le dégoût de tout son être, qu’elle vomit à en perdre le souffle.

— C’était la seule solution. Vous avez fait ce qu’il fallait, lui dit Gabriel d’une voix profonde.

La tête au-dessus du vide, elle regardait le sol défiler sous elle comme la réponse à sa souffrance.

— Reprenez-vous, inspectrice. Si vous tardez trop, les invités du gala vont finir par prévenir le personnel de votre disparition.

Grace fit appel aux filaments de l’âme qui s’étaient tissés vingt ans plus tôt au fond de cette cellule, quand la petite fille qu’elle était encore avait dû se promettre de sortir vivante de son enfer.

Lentement, elle recula et referma la porte. Adossée au mur, blafarde, elle cherchait à reprendre sa respiration.

— Vous avez déjà vécu bien pire, Grace. Ne vous laissez pas abattre !

Gabriel avait tort. Elle avait effectivement subi les plus atroces tourments, mais jusqu’à aujourd’hui, sa rage avait toujours été dirigée contre quelqu’un d’autre. Elle s’était certes coupée d’elle-même pendant ses années d’obésité, mais jamais, jamais elle ne s’était reniée. Le geste qu’elle venait de commettre était la négation même de ce qu’elle était. Et non, elle n’avait rien éprouvé de pire que cette envie de s’arracher la moitié de l’âme.

— Cette femme était un monstre, elle savait mieux que quiconque le sort réservé à ces enfants. Elle méritait de mourir. Vous n’êtes pas comme moi, vous n’avez pas agi par passion et cruauté, Grace, mais par devoir. Maintenant, ne perdez plus de temps ! Rappelez-vous pourquoi vous êtes là.

Chahutée de gauche à droite par le roulis du train qui devait suivre un virage, Grace se rendit compte qu’elle était guidée et galvanisée par celui qui avait voulu la tuer en lui arrachant le cerveau par les narines. Secouée par cette ironie plus que par les arguments de Gabriel, elle renoua avec le présent.

Fouettant les affres de la culpabilité pour les forcer à rejoindre les limbes de sa conscience, elle se décolla de la paroi pour se placer devant l’entrée du prochain wagon.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue plus tôt que cette femme arrivait ? Je croyais que vous aviez accès à toutes les caméras de surveillance !

— Elle est sortie des toilettes au dernier moment. Je n’ai pas eu le temps. Navré.