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— Que ça ne se reproduise pas.

— Je n’y ai aucun intérêt. Ne touchez à rien dans le prochain wagon.

Avant que Grace n’ait pu reprendre son souffle, le verrou émit un déclic.

– 38 –

La voiture suivante était plongée dans l’obscurité, la lumière qui filtrait du sas ne permettait pas de distinguer quoi que ce soit.

— Entrez ! s’exclama Gabriel.

Grace était encore si choquée que la peur avait, sans doute provisoirement, déserté sa palette d’émotions. Elle franchit le seuil, et la porte se referma derrière elle.

— Attendez, j’ai cru voir une ombre derrière vous…, lança Gabriel. Allumez !

À l’aveugle, Grace trouva un interrupteur. Des appliques en porcelaine s’illuminèrent de chaque côté. Elle ne vit personne derrière elle, mais n’en fut pas moins étonnée du spectacle qui s’offrait à ses yeux.

De part et d’autre de l’allée centrale s’amoncelaient de saisissants tableaux aux figures religieuses et mythologiques, et des meubles aux courbes anciennes où se lisaient des siècles d’histoire. Dépassant par-ci par-là, sans aucun respect pour le génie de l’artiste qui les avait sculptés, des mains et des visages de pierre semblaient appeler à l’aide. Négligemment posés par terre s’entassaient des livres, des parchemins et des partitions. On trouvait même des épées finement ciselées empilées comme de vulgaires bâtonnets de mikado. Une armure de chevalier, qui avait été portée moult fois si l’on en croyait les bosses et les entailles la recouvrant, gisait dans un coin.

— C’est une caverne d’Ali Baba, murmura Grace qui, malgré le désordre insensé, sentait qu’elle était en présence d’objets de grande valeur.

— Ne vous arrêtez pas ! Les appartements du Passager se trouvent plus loin, la pressa Gabriel. Et vous êtes sûre qu’il n’y a personne d’autre que vous ?

— Rien de vivant en tout cas.

Grace se fraya un chemin en prenant soin de ne pas abîmer les innombrables antiquités qui dégringolaient à ses pieds. Mais un mouvement de balancier du train la surprit et elle dut se retenir à une armoire pour ne pas tomber. Au même moment, par-dessus le bruit des rails, elle entendit quelque chose se briser dans les profondeurs de ce capharnaüm.

— Vous avez entendu ?

— Oui, répondit Gabriel. Mais cela me semble normal que des objets tombent au moindre choc dans ce bazar. Peu importe. Foncez.

Grace reprit son avance et remarqua la présence d’étiquettes attachées à chacun des objets, qu’elle lut distraitement en passant. Soudain, elle s’arrêta net.

— Attendez…

— Quoi ? s’enquit Gabriel.

— Si ce qui est écrit est vrai, je marche au milieu de la plus incroyable collection de toute la mémoire culturelle et historique d’Europe et d’Asie. Qu’est-ce que ça fait là ?

— Ce n’est pas notre problème !

Grace n’en revenait pas. Une telle concentration d’œuvres si inestimables était du domaine du prodige.

Incrédule, elle effleura la toute première table d’apparat fabriquée par Boulle, ayant donné naissance au style Louis XIV, elle enjamba deux tableaux de Rubens, des études à la sanguine de Rembrandt, Michel-Ange et Delacroix, des croquis inconnus de Picasso, elle caressa une fresque de Pompéi représentant une scène de la vie quotidienne sous l’Empire romain, puis un vase de l’Antiquité grecque illustrant le combat d’Ulysse contre le cyclope Polyphème. Elle frôla l’épée dite de Charlemagne servant au sacre des rois de France, le manuscrit original du Faust de Goethe et la première édition des contes de Grimm, ayant appartenu aux deux frères. Juste à côté, elle aperçut un monticule où reposaient un brouillon de Don Quichotte rédigé par Cervantès en prison, un morceau de la tablette mésopotamienne d’écriture cunéiforme de la légendaire Épopée de Gilgamesh, un morceau de la main de la gigantesque statue perdue d’Athéna provenant du Parthénon, des notes de travail de Dostoïevski, les plans originaux de Notre-Dame de Paris et même des partitions du Requiem de Mozart écrites sur son lit de mort. Avant d’accélérer le pas, elle vit, fascinée, les premières transcriptions des paroles de Siddharta.

Tout au long de son stupéfiant parcours, Grace avait énuméré les trésors conservés dans ce wagon.

— Je suis sûr qu’ils sont tous authentiques…, commenta Gabriel. Je comprends maintenant pourquoi le Passager sillonne l’Europe et l’Asie dans son train depuis tant d’années. C’est certainement pour y collecter les objets les plus précieux du patrimoine des pays qu’il traverse.

— Mais pourquoi amasser ces œuvres sans les mettre en valeur, sans même avoir l’air de s’y intéresser ou de les respecter ? Quel intérêt ?

— Nous le découvrirons peut-être un jour. Pour l’instant, le temps presse. La visite est terminée, Grace. Il n’y a personne dans la prochaine voiture. Profitez-en.

La jeune femme se posta devant la porte de sortie, franchit le sas et pénétra dans un wagon qui baignait également dans l’obscurité. Elle enclencha les lampes murales, qui éclairèrent une nouvelle remise pleine à craquer.

Elle la traversa plus vite que la première, mais ne put s’empêcher de remarquer à la dérobée des œuvres manuscrites de Shakespeare, le récit calligraphié de la naissance mythique de Confucius, le micro de Radio Londres utilisé par de Gaulle pour lancer son fameux appel, la canne aux turquoises de Balzac, l’étendard de Jeanne d’Arc, le piano fétiche de Chopin, l’écritoire sur laquelle Molière avait rédigé ses plus grandes pièces, et le bureau où Marie Curie avait fait l’une des plus formidables découvertes de la physique.

C’est inouï, songea Grace.

— Les prochains wagons servent eux aussi d’entrepôts. Pour le moment, je ne vois aucun garde. Profitez-en pour gagner du temps. Courez !

Grace franchit sans s’arrêter le troisième, puis le quatrième et le cinquième wagon d’antiquités, qui croulaient effectivement sous une richesse que le cumul des œuvres de tous les musées du reste du monde ne serait pas parvenu à égaler.

Elle était au milieu de la sixième voiture-musée, lorsque Gabriel cria dans son oreille.

— Quelqu’un arrive depuis le wagon qui suit !

— Je fais quoi ? C’est vous le chef de la sécurité, dites-lui de faire demi-tour.

— Vous finirez par tomber sur lui en remontant le train. Il vaut mieux le laisser passer. Cachez-vous !

Les objets étaient si serrés les uns contre les autres qu’ils formaient presque un mur de chaque côté. En pivotant à quatre-vingt-dix degrés, Grace aperçut un tout petit espace entre une table élimée et un vieux fauteuil. Elle s’y précipita. Mais dans l’empressement, un large morceau de sa robe s’accrocha à ce qu’elle découvrit être le poignard de Ravaillac. Elle allait retirer le bout de tissu, mais la porte s’ouvrit et des pas approchaient déjà. Elle dut abandonner l’étoffe traîtresse et parvint à suivre un semblant de tunnel étroit entre les assemblages chaotiques pour finalement se recroqueviller, une main sur la bouche.

— Il est armé, Grace, chuchota Gabriel. Pas un bruit.

Malgré le vrombissement des rails, la jeune femme perçut une démarche décidée qui martelait le sol dans une assurance toute militaire. La personne dépassa sa cachette et, soudain, les pas stoppèrent. Grace retint sa respiration, la peur étreignant sa poitrine.

Dans son oreillette, elle entendit la voix de Gabriel de façon un peu lointaine, comme s’il parlait dans un autre micro.

— Soldat Brinck, au rapport.

— Oui, chef, dit une voix d’homme. J’ai cru entendre quelque chose dans ce wagon… J’inspecte.