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— Une lettre ? C’est bien impossible, je n’arrive même plus à écrire, et je m’en souviendrais si j’avais demandé à Freya de le faire pour moi. C’est pour ça que tu es là, parce que tu as cru que je t’avais écrit ?

— Non, non, pas du tout… Oublie cette histoire de lettre, ça n’a aucune importance. L’essentiel, c’est que j’ai pris la décision de revenir… de revenir pour me confronter à mes peurs, mais aussi pour qu’on se dise tout ce qu’on ne s’est pas dit à l’époque, parvint à confier Grace, non sans avoir l’impression de se jeter dans le vide. Et notamment pourquoi je suis partie le jour de mes dix-huit ans.

Monika Campbell avait les traits si fatigués que sa fille se demanda si elle n’allait pas rendre son dernier souffle devant elle, dans son fauteuil.

— Tu veux me reprocher mon éducation après le départ de ton père, c’est ça que je dois comprendre ?

Grace ne répondit pas. Sa mère avait la même intonation que les témoins qui s’apprêtent à faire une révélation. Elle tripotait nerveusement la chaîne de ses lunettes pendant à son cou.

— J’étais toute seule pour t’élever, et après « la chose », je ne pouvais plus te laisser la même liberté qu’aux autres enfants. J’avais tellement peur qu’il t’arrive encore malheur, ou que tu t’en prennes à toi-même. Comme c’est d’ailleurs arrivé le jour où je t’ai retrouvée dans la baignoire…

Grace frémit au souvenir de ce geste désespéré qu’elle avait totalement refoulé.

— J’aurais peut-être accepté que tu me retires de l’école, que tu interdises à mes camarades de venir me voir, que tu lises mon courrier ou écoutes mes conversations téléphoniques, si au moins tu avais bien voulu que l’on reparle de mon enlèvement. Mais tu refusais d’aborder le sujet, affirmant que ce n’était pas la peine de ressasser le passé pour se faire du mal, qu’il fallait aller de l’avant. Et moi, je devais vivre seule avec mes cauchemars. Et le pire c’est qu’il fallait faire semblant d’aller bien. Mais j’étais paniquée. Tout le temps. Voilà pourquoi j’en suis arrivée à me trancher les veines.

Évoquer à voix haute cette période noire aiguisa encore un peu plus la soif de vengeance de Grace. Elle mesurait comme jamais le poids de la souffrance sur sa vie depuis quinze ans. Et même si elle nourrissait une forme de ressentiment à l’égard de sa mère, son visage dévasté par le chagrin et les soucis la peinait bien plus qu’elle ne l’aurait imaginé.

Monika Campbell posa ses yeux embués sur sa fille.

— Je comprends que tu m’en veuilles, Hendrike. Mais je souffrais tellement. Je ne parvenais pas à vivre avec ça… Je me sentais si coupable que, oui, c’est vrai, j’espérais peut-être naïvement, ou égoïstement si tu préfères, qu’on retrouverait une existence normale si on n’évoquait plus ce drame. C’est d’ailleurs pour cette raison que ton père nous a quittées du jour au lendemain et qu’il n’a plus jamais donné de nouvelles. Parce qu’il ne voulait plus entendre parler de cette histoire qui lui gâchait la vie. C’est ce qu’il m’a hurlé la nuit de son départ.

Grace détourna la tête vers l’une des fenêtres du salon. Les flocons poursuivaient leur chute ivre et légère. Malgré la douleur qu’elle avait endurée, elle comprenait sa mère. Et maintenant qu’elle était adulte, elle éprouvait même de la compassion pour la détresse de cette femme seule avec sa fille.

— J’imagine combien cela a dû être difficile pour toi. Mais peut-être aurais-tu pu me proposer d’en discuter avec quelqu’un d’autre ? Ne serait-ce qu’une de tes amies ou un psychologue. Tu savais bien que je souffrais. Mais tu m’as seulement isolée du monde et demandé d’être l’enfant que tu connaissais, comme avant. Voilà pourquoi je suis partie. Pour ne pas mourir de folie.

Sa mère posa une main sur sa poitrine, comme si elle avait du mal à respirer. Grace eut de la peine pour elle. Mais deux questions épineuses restaient à poser. Deux questions qui avaient hanté ses jours et ses nuits pendant toutes ces années. Et même si elle allait un peu plus tourmenter sa mère, elle ne pouvait pas continuer de vivre sans entendre ses réponses.

— Pourquoi n’as-tu pas appelé la police plus tôt quand j’ai disparu ? À une heure près, on m’aurait peut-être retrouvée avant que…

Monika Campbell se pinça les lèvres en détournant la tête. Elle tremblait pour contenir ses larmes.

— On en a déjà parlé à l’époque, je croyais que tu étais chez ta copine Jeanie… comme tous les mardis.

— Je t’avais dit la veille que Jeanie n’était plus mon amie, que l’on s’était disputées et que je n’irais pas chez elle le lendemain.

— Tu penses donc que tout est ma faute…

La voix de sa mère chevrota et ses gestes se firent maladroits, presque désordonnés.

— C’est ça que tu es venue me dire après quinze ans d’absence ?

Le spectacle de cette vieille femme déboussolée éprouva l’empathie naturelle de Grace au point qu’elle songea à mettre un terme à la conversation. Mais elle savait que c’était probablement la dernière fois qu’elle aurait la possibilité d’entendre les réponses à des questions qui la hantaient depuis tant d’années.

— Je ne cherche pas à t’accabler, c’est juste que j’ai toujours eu du mal à comprendre comment tu avais pu oublier ce détail.

— Tu as des enfants, Hendrike ?

— Non.

Sa mère hocha la tête, un rictus aux lèvres.

— Alors, tu ne sais pas ce que c’est de s’en occuper tout en devant tenir une maison, travailler, se battre avec des problèmes de thyroïde et vivre en couple avec un homme qui n’a jamais voulu de « gosse » et qui te fait sentir chaque jour que c’est à toi et toi seule d’assumer. Je sais que ce n’est pas une excuse, mais j’étais débordée… La brouille avec ton amie m’est sortie de la tête, je n’ai commencé à m’inquiéter que lorsque tu n’es pas rentrée à l’heure habituelle pour un mardi. Là, j’ai paniqué et j’ai tout de suite appelé la police… Je m’en voudrai toute ma vie d’avoir tardé. Toute ma vie.

Grace inspira en acquiesçant. Elle s’attendait à cette réponse de sa mère, mais elle avait besoin de l’entendre. Ne serait-ce que pour arrêter de s’imaginer autre chose.

— Je voulais aussi te dire que…

Cette fois, les mots vinrent plus difficilement tandis que sa mère baissait les yeux, probablement perdue dans des souvenirs enfouis

— … je ne vous l’ai jamais dit, reprit Grace, mais c’était très bizarre pour moi de voir qu’à mon retour vous aviez déjà donné toutes mes affaires, mes jouets, mes livres et même les meubles de ma chambre à des associations. Alors qu’il ne s’était écoulé qu’un mois…

Un silence lourd s’installa dans le salon, Grace tenta d’accrocher le regard que sa mère gardait rivé sur le tapis verdâtre.

— C’était une erreur, souffla-t-elle enfin d’un filet de voix. L’inspecteur…

— Dyce.

— Il était très dur, très froid, un homme sans cœur. Après deux jours de recherches infructueuses, il nous a dit que les chances de te revoir vivante étaient quasi nulles…

Monika Campbell acheva sa phrase et fondit en larmes :

— Je suis désolée, tellement désolée de tout ce qu’il s’est passé, balbutia-t-elle, la voix étranglée par les sanglots. Ton père m’a octroyé deux semaines de répit, reprit Monika Campbell en redressant la tête, d’un air sévère et rigide. Et puis, il a commencé à dire que garder tes affaires me faisait plus de mal qu’autre chose, qu’il fallait commencer le deuil pour aller de l’avant. Il ne cessait de le répéter…

Elle réajusta un napperon sur le guéridon posé à côté d’elle, avant de poursuivre :