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— Inutile, soldat. RAS sur les caméras de surveillance. En revanche, il me semble qu’il y a eu des dégâts au wagon numéro 2 des antiquités lors du soubresaut de tout à l’heure. Allez jeter un œil et faites-moi un compte rendu, que je puisse informer le Passager au plus vite. Ça tomberait mal qu’il veuille montrer une œuvre brisée à ses invités.

— Très bien chef, j’y vais.

Les pas du garde s’éloignèrent et Grace soufflait déjà.

— Ne bougez pas, murmura Gabriel dans son oreille. Ils sont formés pour être très attentifs et tenaces. Mais c’est bon il s’en va.

Grace soufflait enfin lorsqu’un vase non loin d’elle chuta sur le sol pour se briser. Panique.

— Merde ! lâcha Gabriel. Qu’est-ce que vous avez fait ?

Grace ne pouvait pas lui répondre qu’elle n’y était pour rien. Le garde était déjà revenu à toute allure sur ses pas et un faisceau lumineux balaya la zone où elle se trouvait. Heureusement, elle avait réussi à s’écarter un peu, et il ne fit que la frôler. Mais si l’individu s’engouffrait ne serait-ce que d’un mètre, il la verrait. Elle ne pouvait pas reculer davantage. Elle était prise au piège comme un animal traqué au fond d’un terrier.

— Qui est là ? demanda une voix autoritaire, suivie par le cliquetis d’un armement de fusil.

— Que se passe-t-il ? demanda Gabriel à son subalterne.

— Il y a quelqu’un ici monsieur, murmura-t-il. Je coupe la communication pour la discrétion et j’inspecte.

— Soldat ! s’écria Gabriel.

Mais de là où elle était, Grace entendit la radio du garde s’éteindre dans un bref brouillage d’ondes.

Ensuite, elle n’eut pas le temps de réagir. Le garde s’était déjà jeté à terre et elle voyait la torche s’enfoncer franchement dans le renfoncement où elle se cachait. Des idées désespérées se bousculèrent dans sa tête. Faire s’écrouler la montagne d’œuvres d’art ? Non, je finirai assommée ou étouffée. Me rendre ? Je serai forcément interrogée, torturée, et mise à mort. Attaquer la première ? Je vais être abattue sur-le-champ.

Elle entendit un souffle d’effort, aperçut un bras. La lampe se dirigeait droit sur elle. Gabriel, fais quelque chose, pria-t-elle intérieurement. Je suis morte.

— Hey ! Qui est là ? s’écria l’homme en s’arrêtant de ramper et en rabattant soudain la lumière derrière lui.

— Je vous ai eu, monsieur le garde !

Malgré les grincements métalliques et le bourdonnement des rails, Grace reconnut la voix de l’enfant. Eliza !

Le type recula rapidement.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu n’as pas le droit de venir dans cette zone ! Tu le sais ! Suis-moi immédiatement.

— Je m’ennuie dans la salle de jeux, répondit la fillette d’un ton espiègle.

— Comment as-tu fait pour passer les portes de sécurité ?

— Maman a perdu son badge… alors je le lui ai emprunté un peu.

— Rends-moi ça tout de suite ! Je te raccompagne ! Allez !

— Pourquoi on a tous ces jolis objets, ici ?

— Ce n’est pas tes affaires ! Avance !

Grace réfléchissait à toute vitesse. Le garde aurait tôt fait de rejoindre le wagon des enfants, qui lui raconteraient ce qu’il s’était passé. Il sonnerait l’alarme et c’en serait fini pour elle.

Doucement, elle sortit de sa cachette et suivit l’homme à pas de loup. Il marchait vite, poussant devant lui la petite Eliza, et Grace dut accélérer pour le rattraper. Si elle n’avait pas été dans un train, il l’aurait forcément entendue arriver. Mais le tapage mécanique étouffa si bien son approche qu’elle put l’étrangler par-derrière. Elle le serra avec une telle hargne qu’il mourut asphyxié en quelques secondes. Haletante, elle regarda le corps glisser à ses pieds et remarqua, non sans frayeur, qu’elle ne ressentait cette fois qu’une très diffuse culpabilité. L’heure n’était pas à l’introspection, mais si elle survivait à tout ça, il faudrait qu’elle prenne le temps de comprendre qui elle était en train de devenir.

— Je ne connaîtrais pas votre gentillesse naturelle, vous me feriez peur, inspectrice, chuchota Gabriel. Débarrassez-vous de lui.

Grace ignora la perfide remarque et fit glisser le corps sous un meuble, en croisant le regard mêlé de crainte et d’admiration de la fillette.

— Tu m’as sauvé la vie, ma chérie, lui dit Grace en lui posant une main réconfortante sur le bras. Merci.

Eliza hocha la tête, sans prononcer un mot.

— Tu as un courage et une intelligence rares. Rejoins vite les autres enfants et essaie de faire en sorte qu’ils s’amusent le plus longtemps possible sans aller raconter ce qu’ils ont vu à un adulte. D’accord ?

— Je sais les jeux qu’ils préfèrent.

— Parfait. Va.

— Et toi, tu fais quoi ?

— J’ai besoin d’aller parler au chef de ce train, parce que je crois que ce n’est pas quelqu’un de gentil.

— Tu vas le mettre en prison ?

— Peut-être.

— Et après, on se reverra ?

— Promis.

— Chouette. À tout à l’heure !

La petite fille récupéra le badge tombé par terre et fila vers le fond du wagon où elle ouvrit la porte avec le badge de son ancienne gouvernante.

— Promis, chuchota Grace, le cœur lourd.

— Vous avez eu de la chance, intervint Gabriel. Impressionnante, cette gamine qui vous a suivie jusqu’ici… C’était donc elle l’ombre que j’avais bien cru voir se faufiler derrière vous.

— Que va-t-on lui faire si j’échoue ?

— Vous le savez très bien. Vous n’avez plus beaucoup de temps.

Pétrie d’angoisse, Grace parcourut les autres wagons au pas de course. Elle allait franchir le seuil d’une voiture, quand elle remarqua la présence d’un panneau sous verre juste au-dessus de la porte.

— Attendez…

À l’intérieur du cadre se trouvait une citation signée du Passager lui-même. Grace la lut rapidement et comprit. Lentement, elle se retourna et embrassa du regard la masse d’objets accumulée derrière elle.

— Je sais ce qu’il est en train de faire en amassant toutes ces œuvres, murmura-t-elle. C’est écrit noir sur blanc devant moi.

— Lisez mais faites vite !

— « De la culture d’un peuple naît son identité, de son identité naît sa liberté. La liberté est notre obstacle, commençons donc par la culture, le reste tombera… »

Pendant un instant, Gabriel ne dit rien. Quand il parla enfin, sa voix était grave.

— Il vide notre civilisation de sa mémoire pour mieux soumettre les peuples.

Puis il ajouta :

— « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. »

— Albert Camus, lâcha Grace qui avait reconnu la phrase.

Elle avait également noté le ton concerné de Gabriel, lui qui n’avait eu aucun scrupule à servir une multinationale qui œuvrait à l’abêtissement des populations.

— Je suis sûr que nous aurions pu être amis dans une autre vie, inspectrice Campbell…

— C’est donc ça, le Plan ? reprit-elle en ignorant la remarque.

— C’en est certainement une petite partie. Je doute qu’il affiche sa stratégie globale avec tant d’ostentation. Poursuivez, peut-être que les autres wagons nous en diront plus. Dépêchez-vous !

Elle courut jusqu’à la porte, où une autre citation confirma leur déduction.

Grace la lut à voix haute avant de franchir le sas de séparation.

— « Un peuple sans culture, c’est un peuple sans mémoire, et un peuple sans mémoire, ce n’est plus un peuple, c’est un troupeau qui préfère se battre pour une télé que pour une idée. »