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Enfin, dans le dernier wagon, une formule écrite en lettres d’or triomphait au-dessus de la porte. En la parcourant, Grace revit défiler devant elle les milliers d’objets entassés dans ces conteneurs roulants, et dont l’existence ne serait bientôt même plus un souvenir pour des centaines et des centaines de millions de femmes, d’hommes et d’enfants.

— « Tous les peuples disent aimer leur liberté. Menacez-les de la supprimer, et ils se révolteront comme un seul homme. Mais effacez leur culture, et ils finiront par oublier qui ils sont, y compris ce peuple qui aimait tant sa liberté. »

— Je me suis toujours douté que le Plan était une guerre, déclara Gabriel. Je n’avais pas imaginé à quel point il avait si bien réfléchi à la puissance de ses armes… Je n’ose penser à ce qu’il a prévu d’autre et jusqu’où il compte aller. Mais ce n’est pas le but de cette mission.

— Je suis prête, intervint Grace, plus résolue que jamais à faire tomber le Passager et tous ses alliés.

— Bien, le moment est arrivé, Grace. Vous allez entrer dans les appartements privés du Passager, là où se trouvent son bureau et le coffre-fort qui contient la clé USB.

— Comment pourrai-je l’ouvrir ?

— Il possède un verrouillage électronique. Quand vous serez sur place, collez l’oreillette contre la paroi blindée, je piraterai le système à distance.

— Vous pouvez faire ça ?

— Oui, l’oreillette va accéder au système central du coffre et la puissance de calcul que j’ai à ma disposition depuis mon poste d’observation va déterminer les probabilités et tester les combinaisons en quelques secondes.

— Et pour entrer dans le bureau ?

— Même principe, c’est une serrure électronique. Vous êtes prête ?

— Prête.

Un souffle mécanique résonna et deux portes plus épaisses que les autres s’écartèrent. Grace décela un étroit couloir bordant le côté gauche du wagon, tandis que l’aile droite était occupée par ce qui ressemblait de loin à des compartiments.

— Bonne chance, inspectrice, mais… quoi… atten… il y a un prob… faites demi…

Alors que la double porte se refermait derrière elle, Grace comprit que Gabriel lui disait de ne pas entrer. Elle se jeta sur les battants, qui manquèrent de lui broyer les mains en s’entrechoquant dans un puissant claquement de verrouillage.

— Vous m’entendez ? chuchota-t-elle. Gabriel ?

Aucune réponse, seulement un grésillement.

Les appartements du Passager étaient certainement protégés par un brouillage dont le « nettoyeur », malgré son statut chez Olympe, n’avait pas eu connaissance.

Qu’allait-elle faire ? Impossible de rebrousser chemin et aucun moyen d’entrer dans le bureau pour ouvrir le coffre-fort.

– 39 –

Grace s’efforça de réfléchir malgré les fourmillements de stress et les palpitations. Tu ne peux plus compter sur Gabriel pour déverrouiller les accès. Tu n’as plus qu’une seule option : localiser le Passager au plus vite, et trouver un moyen de l’obliger à te donner la combinaison de son coffre.

S’apprêtant à voir quelqu’un débarquer à tout moment, elle suivit discrètement le couloir, dont la moelleuse moquette vert foncé caressait ses pieds nus. À sa gauche, les fenêtres offraient une vue sur le paysage alpin défilant à toute vitesse dans la nuit. À sa droite, un long mur en merisier laqué percé de deux portes. Elle écouta à la première. Rien. Elle l’ouvrit et se retrouva à l’entrée d’une somptueuse suite. Au sol, un épais tapis brun se mariait avec les boiseries lustrées et décorées de figures géométriques incrustées de nacre. À côté d’une méridienne crème ornée d’un cygne sculpté qui faisait face à une sorte de baie panoramique, un bar à étages supportait des carafes en cristal et des bouteilles d’alcool aux luxueuses étiquettes. Une petite table au pied doré jouxtait la fenêtre, tandis qu’en retrait, au fond de la vaste pièce, se nichait une confortable chambre aux murs habillés d’une tapisserie médiévale, et meublée d’un large lit dont les draps étaient finement brodés. Grace s’apprêtait à se retirer, quand elle entendit du bruit provenant du bout du couloir. Aussitôt, elle recula dans la suite, cherchant du regard une issue. Elle vit alors, près de la couche, une porte. Celle-ci donnait sur une salle de bains équipée d’une vasque en cuivre et d’une douche en faïence. Elle s’y réfugia. Elle écouta, attentive, retenant son souffle, ne sachant pas comment agir si quelqu’un la découvrait. Elle attendit ainsi une bonne minute, personne n’entra. Quand elle se détendit, elle remarqua que des crèmes, des produits de maquillage et une brosse à dents étaient disposés sur une tablette de marbre au-dessus du fastueux lavabo. A priori, c’était une femme qui vivait ici. D’ailleurs, en ressortant finalement de sa cachette, Grace aperçut des chaussures à talon au pied du lit, et sur la table de nuit, des magazines et des livres empilés sur lesquels était posé un miroir à main. Ne s’attardant pas davantage sur ces détails, elle rejoignit la porte d’entrée et l’entrouvrit. Le couloir était vide.

Elle se faufila en hâte jusqu’au prochain panneau coulissant, derrière lequel le silence semblait complet. Elle fit lentement glisser la cloison et explora une autre suite tout aussi splendide que la précédente. La décoration, qui rappelait le style colonial, avait une nette connotation masculine, si l’on se fiait aux deux trophées de lion triomphalement accrochés au-dessus du lit, ainsi qu’aux multiples statuettes féminines sculptées dans des poses érotiques.

Cette première pièce semblait déserte, et Grace s’assura qu’il en était de même pour la salle de bains elle aussi faite en faïence. Quand elle pénétra dans la chambre, un élément l’intrigua. Les magazines et les livres sur la table de nuit étaient les mêmes que ceux aperçus dans l’autre suite.

Elle les regarda de plus près. Tous évoquaient ou analysaient en profondeur le même sujet : le gender fluid. Grace en avait entendu parler. Ce terme désignait des personnes ne se reconnaissant ni tout à fait dans le genre féminin, ni tout à fait dans le genre masculin, mais se sentant appartenir à l’un ou à l’autre de façon alternative. L’individu pouvait un jour avoir envie de s’habiller et de vivre comme une femme, un autre se sentir plus homme et en adopter les codes. Ce changement pouvait même survenir d’une heure à l’autre. Cependant, sa personnalité n’en était en rien modifiée.

Avisant un article intitulé : « Gender fluid, mode ou réalité ? », Grace comprit pourquoi l’identité du Passager était si floue. Ce n’était pas un couple, mais un seul et même individu, un moment homme, un autre femme.

Elle reposa l’ouvrage qu’elle tenait encore en main exactement à sa place au moment où il lui sembla entendre des applaudissements. Elle ressortit de la suite et perçut en effet des acclamations qui provenaient semble-t-il du wagon suivant. Elle s’empressa de rejoindre le sas qui faisait la jonction entre les deux voitures, et nota en chemin la présence d’une troisième porte, qu’elle n’avait pas remarquée, au fond du couloir. Elle tenta de l’ouvrir, mais celle-ci était fermée à clé. Il y avait fort à parier qu’il s’agissait du bureau du Passager.

De nouvelles ovations retentirent. Encore plus intenses. Grace passa le sas qui s’ouvrit naturellement et déboucha sur un palier qui conduisait à une jolie porte boisée à double battant, derrière laquelle montait le brouhaha d’une assemblée impatiente. Une voix amplifiée par un micro annonça :

— Et maintenant, mesdames et messieurs, j’ai l’honneur de laisser la place à notre maître et maîtresse à tous : le Passager !