Выбрать главу

Parcourue par une onde d’angoisse, Grace sut ce qu’il lui restait à faire : écouter le laïus du Passager et le saisir par surprise quand il regagnerait ses appartements.

– 40 –

— Mesdames, messieurs les sociétaires du Plan, membres des 1 %.

Grace fut traversée d’un frisson de fébrilité en entendant pour la première fois la voix du Passager. Une voix de gorge, profonde, basse, habituée à commander sans jamais s’élever. Le ton était celui d’un diplomate riche d’expériences chargé de prononcer un discours qui allait décider à lui seul de la guerre ou de la paix dans le monde. Elle l’imagina en Talleyrand, la posture fièrement aristocratique, un regard gris, tout aussi impénétrable qu’il était pénétrant pour ses interlocuteurs.

— J’aime à rappeler la prophétie de l’un de nos confrères, Warren Buffett, qui, en 2005, avait dit : « Il y a une lutte des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » Seize ans plus tard, nous aurions dû pouvoir déclarer : « Nous avons gagné. » Or, ce n’est pas le cas.

L’oreille collée contre la porte, Grace entendit l’assistance bruisser de mécontentement.

— Mais avant de vous révéler la phase 2 du Plan, qui permettra enfin de crier victoire, je souhaiterais nous féliciter du travail déjà accompli. Nous qui détenons les médias, les assurances, les tribunaux, les Assemblées nationales, les banques, les laboratoires et les systèmes éducatifs du monde occidental, nous nous sommes brillamment associés pour créer les conditions pour faire perdurer notre pouvoir et notre ultra-richesse. Tant que nous serons capables d’anticiper et d’étouffer les contestations de ceux sur lesquels nous nous appuyons pour nous hisser toujours plus haut.

Grace perçut quelques applaudissements.

— La première partie de notre Plan, qui visait à maintenir notre statut supérieur, a donc été menée à bien. Nous avons magistralement favorisé l’assèchement de la pensée. Grâce à la démocratisation des réseaux et à leur vacuité, drogue accessible désormais dès le plus jeune âge, grâce à la baisse de l’exigence scolaire, grâce à la valorisation et la starification de la bêtise à la télévision, grâce à l’infantilisation de la parole politique, grâce à l’information-divertissement sans profondeur, nous avons remporté une grande victoire : en moins de vingt ans, nous sommes parvenus à affaiblir le QI moyen des peuples occidentaux d’au moins trois points. C’est considérable ! Bravo à toutes et tous pour ce résultat ! Notre troupeau est de moins en moins en mesure de comprendre ce que nous faisons de lui. D’autant que la baisse de l’intelligence va de pair avec un désintérêt croissant pour celle qui a toujours été notre ennemie au cours des temps : l’identité. Drogués à la récompense immédiate, aux likes ou aux selfies, à la dopamine facile et à l’info zap, ils n’ont plus le goût de l’effort qui risquerait de faire d’eux des révoltés. C’est parfait !

Grace comprit à quel point ce qu’elle avait découvert l’année précédente sur Olympe ne représentait que la partie émergée de l’iceberg.

— Je précise au passage que j’ai ajouté ma petite pierre à l’édifice de sape de l’identité des peuples en rachetant discrètement et via plusieurs sociétés toutes les œuvres d’art et tous les objets qui ont fondé leur culture, afin de couper ces fameuses racines qui pourraient leur donner la mauvaise idée d’aimer leur histoire, leur pays. Toutes ces foutaises qui créent du lien.

Nouvelle salve d’applaudissements, rapidement interrompus.

— Sa deuxième phase, reprit l’orateur avec autorité, vous le savez comme moi, est celle qui devrait permettre de faire basculer définitivement le pouvoir à notre unique et seul avantage. Je mets la phrase au conditionnel, car, malheureusement, nous n’avons pas encore gagné, alors que cela aurait dû être fait depuis longtemps !

La voix du Passager monta dans des tonalités colériques, et soudain, Grace se le figura aisément le poing crispé, les yeux sévères.

— Qu’attendez-vous pour serrer la vis aux peuples ? Qu’il soit trop tard ? Dois-je vous répéter que nous sommes en guerre ? Le temps presse, mesdames et messieurs ! Je vais peut-être prendre certains d’entre vous pour des naïfs ou des idiots, mais compte tenu de la gravité du moment et de votre frilosité à agir fermement, il me semble décisif de vous rappeler l’urgence de la situation et l’objectif que nous poursuivons !

Le Passager marqua une pause.

— Le modèle économique que nos ancêtres ont initié lors de la révolution industrielle arrive à son terme. Le tout pétrole et l’exploitation quasi illimitée des ressources terriennes n’en ont plus que pour une poignée d’années. La nourriture, l’eau, les matériaux vont se tarir, engendrant des cascades de manque, de frustration et de morts. Si nous, les 1 %, nos enfants, nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants voulons continuer à vivre comme nous l’avons toujours fait, c’est-à-dire sans compter et mieux que les autres, nous devons drastiquement diminuer la part qui revient aux 99 % ! Notre classe des ultra-riches n’a cessé de s’accroître au cours de la dernière décennie. Il faut donc, dès aujourd’hui, dresser les peuples pour qu’ils apprennent à vivre avec beaucoup moins afin que nous ayons toujours autant, si ce n’est plus !

Grace discernait une véritable passion mêlée de courroux dans les envolées de l’individu.

— Il est bien évidemment impossible d’instaurer ce dressage pays par pays. Cette approche demande bien trop de temps, de concessions, de finesse et finalement de dilution de notre projet. Non, il nous faut, et nous le savons depuis toujours, une gouvernance mondiale, afin que les huit milliards de Terriens marchent d’un pas uniforme et soumis en obéissant aux règles que nous aurons édictées !

Des claquements de mains accueillirent la saillie verbale.

— Mais comment parvenir à cet objectif sans contestation, sans réveil des populations ni hostilité à notre encontre ? Comment ne pas passer pour d’ignobles esclavagistes ? La réponse est simple : d’abord endormir les vigilances, les envies de révolte, et ensuite faire croire aux peuples que notre nouveau modèle de civilisation tient leur bien-être pour seul dessein. Ils nous suivront alors comme des moutons heureux de payer leur propre laine. Je sais, je n’invente rien, il s’agit ni plus ni moins que de la mise en place de la plus brillante idée surgie du cerveau de ce cher La Boétie : la servitude volontaire.

Le Passager tapota sur ce qui devait être son pupitre quand quelques réactions montèrent dans la salle.

— Cependant, malgré tous nos efforts, de nombreuses populations possèdent encore un réflexe enfoui en elles, un désir qui brûle en sourdine, mais qui semble pouvoir s’enflammer à tout moment. Elle est notre pire ennemie : la liberté !

Des contestations se manifestèrent de nouveau dans le public.

— Oui, la liberté. En dépit de nos tentatives pour étouffer ce vieil idéal en le remplaçant par le culte du divertissement illimité et de l’inculture, ce luxe dont ils ne sont pas dignes anime toujours certains d’entre eux. Telle une bête somnolente, elle scrute l’horizon, sentinelle méfiante prête à sonner l’alarme à la moindre avance maladroite ou trop voyante de notre part. Et voilà qu’autour de ce concept claironné par quelques veilleurs ceux que nous étions parvenus à endormir sortent de leur torpeur et se mettent à réfléchir, à s’unir, à s’aimer et à se battre. Chaque fois que nous avons échoué, c’est à cause de la liberté, mesdames et messieurs ! C’est toujours elle qui vient briser notre offensive de contrôle. Pourquoi ? Parce que, au fond de lui, ce petit peuple, ces gens ordinaires savent ou plutôt sentent que, sans le socle de la liberté, aucun autre principe nécessaire à leur bien-être ne peut exister : ni fraternité, ni égalité, ni justice. Cette foutue idée est la seule valeur universelle capable de rassembler les populations et donc de les rendre plus fortes, plus méfiantes, plus indépendantes. C’est d’elle que nous devons nous débarrasser une bonne fois pour toutes.