Le Passager semblait trembler de rage.
— Mais si redoutables soyons-nous, nous ne pouvons pas l’affronter directement. Elle est trop puissante. Elle rend les hommes trop fiers, les gorge de trop de courage, de flamboyance et de panache. Alors, comment faire ? Il existe une seule façon de la combattre. C’est de lui opposer une idée plus forte encore : la sécurité.
Cette fois, les murmures se firent plus approbatifs, voire enthousiastes.
— C’est à nous de faire en sorte que la sécurité devienne le nouveau socle de la civilisation mondiale. Alors, nous contrôlerons les peuples à notre guise !
Des acclamations retentirent dans la salle.
— La sécurité doit devenir la religion des individus, celle pour laquelle ils renonceront à tout le reste. Cette envie de protection doit s’infiltrer partout. Elle doit devenir si impérieuse, si nécessaire que la liberté sera perçue comme un luxe que l’on ne peut malheureusement plus s’offrir !
De nouvelles ovations vinrent saluer le Passager qui reprit aussitôt.
— Évidemment, au départ, ils déploreront cet état de fait, regrettant peut-être leur indépendance, mais ils l’accepteront, parce que aucune alternative ne se dessinera dans leur esprit. Et petit à petit, les opposants à cette hiérarchie des valeurs inversées seront rejetés par la majorité, parce que considérés comme des personnes dangereuses voulant briser la société et sa stabilité. Si nous jouons bien notre partie, leur liberté chérie sera une relique d’un temps révolu qu’ils étoufferont pour conserver leur sécurité.
Grace crut entendre des rires moqueurs et, malgré l’écœurant cynisme dont elle était témoin, elle demeura concentrée, enregistrant dans sa tête chaque phrase du discours.
— Vous allez me rétorquer : comment installer durablement cette envie ? Comment en faire un réflexe systématique et non plus une décision mûrement réfléchie ? Comment tuer dans l’œuf tout débat ? Comment leur faire oublier l’équilibre fragile de leur démocratie ? Afin que les peuples ne cessent d’exiger cette ultra-sécurité même quand le danger se trouve derrière eux… Je vous donne ma réponse : en rendant le monde entier accro à la sécurité ! Et pour cela, il existe une arme redoutable : la peur. La peur partout, tout le temps !
La façon dont le Passager avait prononcé ces derniers mots glaça Grace.
— Et voici pourquoi cette instrumentalisation de la peur est infaillible, reprit le dirigeant d’Olympe. Pendant deux cent mille ans, Sapiens a évolué et progressé dans un seul but, assurer sa survie. Il n’a cherché qu’une chose pour lui et ses proches : la sécurité. Quand il a finalement réussi à mieux maîtriser la nature, à se défendre contre les bêtes sauvages, trouver sa nourriture plus facilement, se protéger du froid ou des maladies plus efficacement, ses peurs ont diminué. Il a alors pu songer à développer des sensations nouvelles comme le bonheur, la joie, l’épanouissement, l’amour et, après des siècles d’esclavage, il a compris que, pour connaître ces plaisirs de l’existence, il fallait avant tout être libre. La liberté s’est révélée comme le principe fondateur de l’humanisme. Cette liberté est devenue une cause si puissante que des millions de personnes sont mortes pour la défendre. Mais Sapiens reste Sapiens, mes chers camarades. Et si on le replonge dans un climat d’incertitude permanent, de menaces toujours imminentes, si la vie sur Terre redevient une existence inquiétante, pesante et sans espoir, il retrouvera ses vieux réflexes des temps anciens. Et la liberté, finalement bien jeune dans l’histoire de l’espèce, sera reléguée aux oubliettes pour remettre la sécurité au sommet de l’organisation sociale. Tout comme nous avons exploité une faiblesse cérébrale dans le système insatiable de récompense à la dopamine pour nos applications et nos réseaux sociaux, il nous faut exploiter la faille biologique du réflexe humain de protection face à la peur. Une fois encore, nous devons traiter l’homme comme un animal soumis à ses instincts. Voilà la seconde partie de notre Plan : faire régresser Sapiens à l’époque où la liberté n’était même pas un embryon d’idée.
S’élevèrent quelques « Bravo ! », « Brillant ! », couverts par un tonnerre d’applaudissements. Sur le qui-vive, Grace craignait que la porte ne s’ouvre à tout moment. Mais le brouhaha de la salle se tarit et le Passager reprit la parole.
Le train oscilla de gauche à droite de façon un peu brutale, et on entendit les personnes de l’assemblée laisser échapper quelques cris de surprise. Manifestation d’une humanité que Grace ne leur attribuait déjà plus. Lorsque les wagons se stabilisèrent le Passager approfondit la perversion de sa stratégie dominatrice.
— Pour faire de la peur une pensée quotidienne, il faut recentrer toute l’attention des citoyens sur les menaces globales qui pèsent sur la Terre et donc sur leur vie : menaces écologique, sanitaire, économique, technologique, financière, diplomatique. Et je dis bien « menaces », et surtout pas « défis » ou « projets ». Le choix sémantique est crucial. Je m’adresse tout particulièrement à nos amis des médias ici présents. Il faut de la panique, de la terreur, du désespoir. L’effet loupe sur le moindre drame doit fonctionner à plein comme si c’était une généralité. Surtout, aucun recul, aucune perspective pour comparer ou analyser. Jetez les gens dans l’urgence, ne les laissez pas sortir la tête de l’eau. Il faut accabler, démoraliser, décourager, désorienter, désolidariser, désunir les individus et, par-dessus tout, les isoler ! Si vous faites bien votre travail, ils ne voudront même plus se parler. Et c’est le plus important. Parce que s’ils commencent à se rassembler pour débattre, confronter leurs points de vue, ils vont réfléchir, évoluer, la connaissance va s’affiner et, une nouvelle fois, ils risqueraient de se révolter. C’est bien clair ?
Quelques personnes parurent acquiescer.
— Évidemment, des voix discordantes vont tenter de s’élever contre nos agissements. Certaines seront informées, avisées, sensées et pesées. Ce seront les plus préjudiciables à nos causes, et votre rôle de médias sera bien sûr de les faire taire. La méthode la plus efficace pour les anéantir est de les faire passer pour de dangereux dissidents ou des fantaisistes déconnectés du réel. En jouant la confusion, l’amalgame, on parviendra à discréditer tout ce qui ne suivra pas notre discours officiel. La moindre personne proposant une vision différente de la nôtre ne sera plus considérée comme un lanceur d’alerte salvateur, mais comme un illuminé qui met en péril la vie d’autrui. En avançant petit à petit, on fera assimiler la pensée libre au terrorisme. C’est ainsi que l’on pourra justifier la censure sur nos réseaux. Et quand on fermera les comptes ou les pages de ces fameux dissidents, les gens applaudiront et se réjouiront qu’on fasse taire un nouvel ennemi de la Vérité et du Bien. Le temps que les individus prennent conscience qu’un jour viendra leur tour d’être censurés et qu’ils se trouveront eux-mêmes condamnés par leurs anciens soutiens, il sera trop tard, nous aurons mis en place le cadre juridique qui les empêchera de revenir en arrière. Et le beau principe de la démocratie où l’on se battait pour la liberté de parole glissera vers notre gouvernance chérie de la tyrannie douce. J’ai bien dit « douce », n’est-ce pas. Les gens doivent croire qu’ils sont encore en démocratie pour ne pas sortir de leur torpeur. C’est là toute la subtilité de notre approche.