De derrière la porte, Grace perçut quelques phrases qui approuvaient avec admiration la tactique exposée par le Passager.
— Encore un mot sur la stratégie médiatique. Je vous connais, chers confrères de la communication, vous aimez tellement les héros que vous risquez de tomber dans un piège. Le monopole de la résolution des menaces ne doit pas atterrir entre les mains d’un individu lumineux et confiant qui, en les éliminant rapidement et efficacement, emporterait l’adhésion de tous les pays. Parce que, évidemment, nous savons tous ici que les problèmes globaux peuvent être résolus avec les bonnes personnes, les bons mots et les bonnes actions. Mais le projet commun de notre civilisation ne doit surtout pas être positif. L’énergie positive crée l’intelligence, la joie, la sagesse, la connaissance, bref, tout ce qui va à l’encontre de la soumission. Nous ne devons surtout pas être le médecin qui dit à son patient : « Vous allez guérir », mais celui qui lui rappelle sans cesse : « Vous êtes malade. » Il ne faut laisser à aucun être providentiel la possibilité de réenchanter le projet collectif de l’humanité. Si nous racontons la bonne histoire, les citoyens de chaque pays se rallieront très vite à notre vision globalisante, parce qu’ils auront peur en permanence. Mieux encore, ils ostraciseront ceux qui ne veulent pas céder à l’inquiétude et les criminaliseront en les accusant de mettre le monde en danger. Et la peur perdurera tant que nous le voudrons puisque nous veillerons bien entendu à ne jamais soigner la cause des problèmes, mais seulement à soulager les symptômes. Appauvrissement des ressources naturelles, pollution de l’air et des sols, montée du terrorisme, augmentation de la délinquance, nourriture empoisonnée, saturation hospitalière, virus, tensions diplomatiques, crise économique, krach boursier, tout cela est notre fonds de commerce. C’est ainsi que nous nous enrichirons et accroîtrons éternellement notre pouvoir sur la masse…
Le Passager allait poursuivre, mais des acclamations enthousiastes l’interrompirent.
— Les 99 % doivent vivre dans le tunnel de la peur, jour et nuit ! reprit-il après quelques secondes. Les enfants font déjà des cauchemars sur le réchauffement climatique et l’environnement. Continuons encore et toujours. Afin qu’ils comprennent bien que seuls ceux qui adhèrent à nos solutions survivront. Des solutions à moindre coût pour nous puisqu’ils les achèteront dans l’urgence sans plus exiger aucun réel contrôle.
Cette dernière tirade électrisa l’assemblée.
— Mesdames et messieurs, voilà donc le récit qui doit résonner dans la tête des humains de zéro à cent ans sur toute la planète, et par-dessus tout en Occident : vous allez mourir parce que vous polluez trop, sauf si vous achetez notre voiture électrique. Vous allez mourir parce que la crise économique va vous ruiner, sauf si vous nous donnez de l’argent pour sauver nos banques. Vous allez mourir parce qu’il n’y aura plus d’eau sur Terre, sauf si elle nous appartient et que nous la gérions durablement. Vous allez mourir d’une attaque terroriste parce que les logiciels de reconnaissance faciale que nous développons ne sont pas assez répandus dans votre ville. Vous allez mourir de la montée des océans si vous n’êtes pas propriétaire d’un appartement dans nos résidences protégées en altitude. Vous allez mourir parce que la violence augmente, sauf si vous vous procurez nos armes. Vous allez mourir parce que les hôpitaux sont pleins et qu’ils ne pourront plus vous accueillir en urgence, sauf si vous avez contracté notre abonnement dans nos cliniques privées. Vous allez mourir parce que le monde est déprimant et vous donne envie chaque matin de vous suicider, sauf si vous prenez notre nouvelle génération d’antidépresseurs. Vous allez mourir parce que la nourriture est empoisonnée, sauf si vous achetez nos médicaments antipesticides. Vous allez mourir parce que vous allez devoir donner votre maison et les trois quarts de vos revenus à l’État pour rembourser la dette de votre pays, sauf si vous avez souscrit à notre toute dernière assurance-misère. Vous allez mourir parce que la guerre nucléaire est inévitable, sauf si vous consentez à vivre sous terre dans nos abris antiatomiques. Vous allez mourir parce que vous n’aurez pas notre technologie de pointe capable d’analyser votre état de santé en temps réel. Vous allez mourir parce que vous n’avez pas acheté nos traitements prolongateurs de vie. Vous allez mourir parce que vous n’avez pas téléchargé votre conscience sur un ordinateur. Vous allez mourir parce qu’une météorite va un jour frapper la Terre, sauf si vous financez notre programme d’exploration spatiale. Vous allez mourir d’ennui parce que le streaming de vos séries réchauffe la planète, sauf si vous avez l’abonnement premium. Vous allez mourir d’angoisse parce que vous aurez raté une information capitale sur votre téléphone trop vieux pour les nouvelles applications, sauf si vous vous offrez la toute dernière version. Vous allez mourir parce que vous avez perdu trois likes sur l’un de vos posts Facebook, sauf si vous nous donnez un accès total à votre vie privée.
Le Passager fit une pause avant de reprendre d’une tonalité solennelle.
— La lutte des classes, chère à notre inspirateur Warren Buffett, n’est pas terminée, nous ne l’avons pas encore gagnée, mais si nous appliquons la méthode du Tunnel de la Peur à la lettre, nous ne pourrons pas perdre. La Terre nous appartient aujourd’hui, demain et au-delà. Nous sommes l’Olympe, nous sommes les dieux, c’est à nous de faire l’histoire du monde ! Ceux qui contrôlent la peur des gens deviennent les maîtres de leur âme.
Un silence, puis des applaudissements frénétiques éclatèrent pendant plus de deux minutes sans interruption. Jusqu’à ce qu’une mélodie envoûtante se diffuse dans la salle.
— Écoutez, mes compagnons, cet air qui a traversé les âges jusqu’à nous… Vous entendez l’appel du joueur de flûte ? Notre maître escamoteur à tous. Celui qui a si bien su contenter son appétit de tendre chair au nez et à la barbe de ceux qui auraient dû surveiller leurs enfants… Sentez le réveil de nos instincts de prédateurs… Nous qui sommes au sommet de la chaîne alimentaire, nous sommes les seuls à éprouver l’extase de l’ultime transgression. Laissez-vous enivrer par la musique des temps premiers et savourez ma cuvée 2021. Elle est du meilleur cru. Diabolique soirée à vous !
Alors que des exclamations concupiscentes montaient jusqu’à Grace, celle-ci était comme crucifiée par tout ce qu’elle venait d’entendre. Mais très vite, elle relégua sa sidération au second rang pour reprendre le plein contrôle de sa vigilance. Le Passager pouvait franchir la porte à tout moment. Pourvu seulement qu’il soit seul, pria Grace intérieurement.
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Grace avait le choix de se cacher dans l’une des chambres du Passager en attendant qu’il s’y retire après sa conférence. Mais quel genre était le sien aujourd’hui ? Homme ou femme ? Elle opta rapidement pour la suite aux trophées de lion, ne parvenant à attribuer les toutes dernières paroles du Passager qu’à un prédateur…
Elle courut sur les lattes de parquet ciré et entra dans la salle de bains. Le dos plaqué contre la faïence de la douche à l’italienne, elle se répétait sans cesse la même idée. Tu dois simplement récupérer la clé USB, neutraliser le Passager et rejoindre le salon avec son passe, en prétextant une crise de calculs rénaux qui t’a clouée aux toilettes. Le reste se passera très bien.