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Évidemment, elle se mentait, mais qu’aurait-elle pu faire d’autre dans une situation si critique et désespérée ?

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Grace savait que chaque seconde supplémentaire rapprochait le moment où serait donnée l’alerte dénonçant sa disparition.

Finalement, la porte de la chambre s’ouvrit. Figée, elle entendit le parquet grincer, un souffle, le froissement d’un vêtement que l’on jette sur un sofa et le tintement d’un verre contre le goulot d’une carafe.

Grace respirait à peine, des gouttes de sueur et de stress perlant le long de son échine. La friction d’un tissu se rapprocha de la salle de bains et elle le vit. D’abord de profil. Et, le temps qu’elle se précipite sur lui, il avait tourné la tête vers elle.

Le visage le plus déstabilisant qu’il lui ait été donné de voir. Moitié homme, moitié femme, dans ce que leur représentation pouvait avoir de plus stéréotypé. Du côté gauche, l’œil était maquillé et charmeur, les cils étirés, la bouche peinte de rouge à lèvres, un léger blush rehaussait le teint et une longue mèche fendait le front. Du côté droit, une barbe de deux jours, un œil sévère, une peau brute et des cheveux plaqués en arrière.

Grace fut si troublée qu’elle s’arrêta dans son mouvement. Le Passager en profita pour sortir un pistolet de la poche intérieure de son veston. L’enquêtrice bondit sur lui, parvenant à dévier le canon d’un cheveu d’ange avant qu’il ne fasse feu. La faïence éclata derrière sa tête à l’instant où elle se saisit de l’arme pour la retourner contre lui.

Il s’immobilisa aussitôt, son regard ambigu la fixant avec une intensité malsaine.

— Donnez-moi la clé USB qui vous permet de tenir vos associés et vos clients en laisse, ordonna Grace.

— À qui parlez-vous ?

L’impassibilité du Passager rendait son double visage encore plus perturbant. On avait l’impression d’être face à une chimère dont il était impossible de lire les émotions.

Grace n’avait jamais éprouvé une telle fascination. Elle était comme hypnotisée, aux prémices d’une emprise. Tenir son bras armé tendu vers sa cible devenait de plus en plus difficile.

— Vous voulez vous adresser à lui ? À elle ? Ou à iel ?

Grace secoua la tête comme on chasserait un vertige. Elle reprit un peu le contrôle d’elle-même.

— La clé USB ou vous terminerez comme votre gouvernante au fond d’un ravin ! Après ce que j’ai entendu de votre discours, ne me faites pas croire que vous ne craignez pas la mort, alors que vous êtes si près du but…

Le Passager dévisagea Grace de ses yeux féminin et masculin. Puis il avisa longuement le canon braqué sur son front. Il avait l’air de peser le pour et le contre à la façon froide et distante d’un comptable.

— La clé est dans mon coffre, finit-il par déclarer.

Grace lui fit signe de s’y rendre d’un mouvement du pistolet et le suivit. Elle s’appliquait à ne pas parler et pourtant, une question tentait de forcer la barrière de ses lèvres pincées.

Le Passager sortit de la chambre et se posta devant la troisième porte du couloir qu’il déverrouilla à l’aide de son badge. Ils entrèrent tous les deux dans un bureau d’une étrange sobriété, uniquement meublé d’une longue table en bois. Un seul tableau ornait les murs immaculés. Un portrait de Nicolas Machiavel. Le Passager s’arrêta devant lui et le tira comme on ouvre un battant. Derrière se trouvait effectivement une petite porte blindée.

— Pourquoi les enfants ? lâcha Grace, la voix tremblante.

— Pardon ?

— Pourquoi violer, torturer et tuer des enfants ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous parlez comme une victime.

— Pourquoi ? hurla Grace en plaquant l’arme sur la nuque du Passager.

— Parce que l’ennui. Parce que la mort. Parce qu’à notre niveau de pouvoir, de puissance, comment nous sentir vivants autrement que dans la transgression ultime ? Et puis, si vous avez écouté mon discours, vous comprendrez que des enfants traumatisés, dans le cas où ils survivraient à leurs tortionnaires, donneront des adultes apeurés, donc soumis. Protéger les pédophiles et assurer le maintien de réseaux présente pour nous un double avantage dont nous serions bien malavisés de ne pas profiter.

Abats-le ! siffla une voix au plus profond des entrailles de Grace. Abats-le et tout sera réglé. Mais elle résista, parce qu’elle voulait anéantir le mal à sa racine, non lui arracher une tête qui repousserait aussitôt.

Le Passager n’attendit pas qu’elle lui demande de composer le code secret. Il pianota sur un clavier et la porte s’entrouvrit, pour dévoiler une petite pochette en velours noir.

— Voici ce que vous cherchez, dit-il en plongeant la main à l’intérieur du coffre.

Ce n’est qu’en entendant le déclic résonner qu’elle comprit. Trop nerveuse et choquée par tout ce qu’elle venait d’endurer et d’apprendre, elle n’avait pas anticipé le piège. Une explosion de lumière et de fumée jaillit du coffre. Éblouie, elle tira à l’aveugle et fut sauvagement poussée en arrière. En tombant, elle aperçut une ombre courir devant elle pour rejoindre le fond du couloir. Le temps qu’elle se relève, un violent courant d’air et un bruit assourdissant s’engouffrèrent dans le wagon : un pan entier de mur achevait de coulisser, révélant les montagnes qui défilaient dans la nuit à toute allure. Le Passager s’apprêtait à franchir l’ouverture, sa pochette noire fermement serrée dans la main. Grace brandit son arme dans sa direction et parvint à le toucher à la jambe. Il laissa échapper un cri de douleur et disparut dans l’obscurité. Elle se précipita là où il se tenait une seconde plus tôt, et regarda dans le vide, croyant qu’il avait chuté. Mais en tournant la tête, elle le vit qui longeait le wagon sur une petite passerelle. Sans se laisser le temps d’avoir peur, Grace posa un premier pied sur le rebord métallique, se retrouvant au-dessus du déroulé infernal des rails. Les cheveux battus par le vent glacial, le corps en lutte contre le souffle de la vitesse, elle suivit l’étroit chemin, une main crispée sur son pistolet, l’autre agrippant les rares prises à sa portée. Le moindre faux mouvement la jetterait au sol pour la démembrer vivante.

Le Passager profita de sa peur pour la distancer et déjà atteindre une plate-forme à l’extrémité de la voiture. Elle se préparait à faire feu quand une secousse l’ébranla. Le choc fut si fort qu’elle bascula en arrière. Sa main libre rata la poignée de sécurité. L’autre lâcha l’arme, qui fut aussitôt avalée par la voie ferrée. Grace se vit partir dans le vide. Mais d’un geste d’une rapidité qu’elle ne se connaissait pas, elle rattrapa un portant extérieur avec seulement trois doigts.

Les jambes flageolant sous le coup de la frayeur, fouettée par le vent, elle hurla sa rage pour libérer sa peur. À l’autre bout du wagon, le Passager regardait dans sa direction, sans bouger. Pourquoi ne fuyait-il plus ?

Une nouvelle secousse les déstabilisa. Grace se cramponna de toutes ses forces tandis que le Passager lâchait un cri de douleur, sans doute provoqué par sa blessure à la jambe, et s’appuyait sur une rambarde. Grace s’empressa de parcourir les derniers mètres sans chuter et se précipita vers lui. Il était à sa merci, affaibli, se retenant à la barrière métallique. Elle posa un pied sur la plate-forme et s’élançait pour l’agripper lorsqu’une rafale mitrailla le sol juste devant elle dans un feu d’artifice d’étincelles. La seconde d’après, un projecteur venu du ciel enflamma la plate-forme. Grace ne discerna qu’une massive silhouette dans l’obscurité, mais le bruit assourdissant ne laissait pas de place au doute. Il s’agissait d’un hélicoptère. Un point rouge éclaira la poitrine de la jeune femme et elle se jeta à terre aux pieds du Passager. La balle siffla et lui déchira le trapèze droit.