Grace ne comprend pas et son expression doit suffisamment bien traduire sa confusion.
Le vétérinaire s’assoit au bord du lit et règle le débit du goutte-à-goutte dont elle prend soudain conscience. Tout comme elle découvre son bras dans le plâtre et une attelle à son genou.
— Comme je vous l’ai dit, vous aviez perdu beaucoup de sang, reprend le docteur. Et de l’endroit où il vous a trouvée, le premier hôpital est à plus de cent kilomètres. Vous seriez morte en route. Il a bien fait de vous amener à moi. Comme, ici, il y a plus de vaches que d’hommes, les vétérinaires sont plus nombreux que les médecins, lance-t-il en souriant. Bref, j’ai des réserves de sang dans mon frigo, mais c’est du sang animal…
— D’où provient celui que j’ai en moi ? demande Grace en tremblant intérieurement.
— C’est le sien, vous étiez compatibles. Mais vous l’auriez vu, il était pâle comme un linge et il voulait encore se vider pour vous. J’ai dû insister pour lui enlever l’aiguille du bras, sinon, il allait vous transfuser l’intégralité de son hémoglobine ! Non, vraiment, soit cet homme est tombé amoureux de vous, soit c’est un saint, plaisante le vétérinaire.
Grace ferme les yeux. Le sang qui coule dans ses veines est celui de son ancien tortionnaire et surtout l’assassin de Naïs. L’idée est si repoussante qu’elle ne parvient même pas à lui donner une réalité.
— Hey… tout va bien, madame, lance le vétérinaire en se penchant vers l’électrocardiogramme qui s’emballe. Si vous vous inquiétez pour lui, soyez tranquille, il est parti sur ses deux pieds.
Elle s’efforce de se calmer.
— Oui, voilà, n’allez pas me faire une crise de panique alors que vous avez passé le pire. Vous êtes sur le chemin de la guérison…
Cette parole lui rappelle subitement le discours du Passager et son analogie avec le médecin qui fait de vous un projet de guérison ou un malade. À cette pensée, une nouvelle angoisse la saisit.
— J’avais un petit étui avec moi… Où est-il ? Un étui rouge…
— Ah oui ! votre sauveur m’a dit qu’il l’avait trouvé sur vous, et m’a demandé de le garder précieusement pour vous le confier à votre réveil.
Alors, Gabriel ne l’a effectivement pas trahie…
— Je peux l’avoir ?
— Euh, oui, bien sûr… Il est dans le tiroir de la table de chevet, juste là. Tenez.
En voulant tendre la main, Grace laisse échapper un cri de douleur.
— Vos côtes sont loin d’être réparées, faites tout doucement. Je ne vous ai pas donné de morphine à l’excès afin que vous n’aggraviez pas votre cas en ignorant la blessure.
— Vous pouvez l’ouvrir pour moi et me dire si le contenu est humide ?
Le vétérinaire décapsule le boîtier et en sort une clé USB rouge.
— Ce n’est pas trempé, mais je ne peux pas vous garantir que ça n’a pas pris l’eau.
— Merci…
L’homme pose la clé sur la table.
— Dans combien de temps pourrai-je partir ?
— Oh, je ne vous retiens pas. Mais votre corps a besoin d’être traité avec beaucoup de précautions pendant au moins une semaine. Donc, tout dépend de la façon dont vous voyagerez pour rentrer chez vous.
— Puis-je passer un appel, s’il vous plaît ?
— Bien entendu. Il est temps de rassurer votre famille. Comme vous n’aviez pas de papiers sur vous et que le dénommé Gabriel m’a dit que, malgré votre état d’extrême faiblesse, vous l’aviez supplié de ne prévenir ni la police, ni qui que ce soit d’autre, je n’ai parlé à personne. D’ailleurs, vous remarquerez que je ne vous ai même pas demandé votre nom ni comment vous aviez atterri dans cette rivière en robe de soirée… Je savais juste que je devais vous parler anglais.
Grace se contente de répondre par un vague sourire et surtout un grand regard de reconnaissance. Le vétérinaire met sa main sur la sienne.
— Je vais vous chercher le téléphone.
Quand il lui confie l’appareil une minute plus tard, Grace s’empresse d’appeler Elliot Baxter. Elle lui résume tout ce qu’il s’est passé, mais insiste sur l’urgence de retrouver le train du Passager et de sauver les enfants. Pendant la conversation, son supérieur passe par tous les états : la colère ou encore la stupeur, pour terminer par l’émerveillement à l’égard du courage de son inspectrice. Grace raccroche, une fois certaine qu’il va tout mettre en œuvre pour arracher les pauvres petits innocents à leur innommable souffrance.
Elle range le portable sur sa table de chevet et prend la clé USB entre ses mains. Contient-elle vraiment ce que Gabriel lui a dit ? Détient-elle enfin les informations qui vont faire tomber Olympe, tous ses associés et ses clients ? Il faut à présent attendre d’être de retour au commissariat pour consulter les données. Elle doit respecter des procédures de sécurité informatique, afin d’éviter toute destruction accidentelle de ce qui doit être une preuve à la valeur inestimable.
Elle voit l’heure sur l’électrocardiogramme. Comme convenu avec Elliot, la police suisse viendra la chercher d’ici deux ou trois heures en hélicoptère pour arranger son rapatriement en Écosse. Elle ne peut pas se permettre d’attendre deux ou trois jours. Elle doit connaître les secrets que recèle cette clé pour agir avant que le Passager n’ait le temps de s’organiser.
Épuisée, elle décide d’essayer de dormir un peu avant l’arrivée des officiers helvètes. Mais avant, elle a besoin que le vétérinaire réponde à une question qui la tourmente.
— Docteur Diesbach ? appelle-t-elle.
— Oui !
Le vieil homme entre calmement.
— Ce Gabriel…, commence Grace. Vous a-t-il dit si je pouvais le contacter ou s’il allait quelque part ?
— Non, il n’a laissé ni son adresse ni son nom de famille. Je pense qu’il n’était même pas du coin. Je peux juste vous dire qu’il avait l’apparence d’un type que la vie n’a pas épargné. Il boitait et j’ai cru voir une longue cicatrice sur sa gorge. D’ailleurs, il avait la voix un peu éraillée.
— Aucun message, rien ?
Le docteur semble réfléchir.
— Non, une fois qu’il a su que vous alliez vous en tirer, il m’a dit qu’il devait partir et vite retourner s’occuper des enfants.
— Des enfants ?
— Oui, c’est ce qu’il a dit. Pas de ses enfants, mais des enfants.
Grace demeure muette. Troublée, émue peut-être.
Épilogue
Deux jours plus tard, vers neuf heures du matin, Grace quittait l’hôpital contre l’avis des médecins. Contusionnée, elle mit cinq minutes à gravir l’escalier de son immeuble qu’elle avalait d’ordinaire en quelques secondes.
La veille, elle avait fait envoyer la clé USB au département informatique de son commissariat, qui lui avait promis un compte rendu le lendemain en fin de matinée.
De sa chambre d’hôpital, elle s’était également entretenue avec Elliot par téléphone. À sa grande joie, elle avait appris que le train du Passager avait été arraisonné juste avant de passer la frontière russe. Un problème électronique l’avait apparemment immobilisé sur la voie. Une aubaine sans laquelle les services de police ne seraient jamais arrivés à temps pour l’intercepter.
Sans révéler à son supérieur le rôle que Gabriel avait dû jouer dans cette malchance électronique, Grace avait ressenti une étrange chaleur dans le ventre en apprenant la nouvelle. D’autant que tous les enfants étaient en bonne santé et avaient été recueillis en lieu sûr. Les adultes avaient en revanche été arrêtés pour être interrogés. Mais, comme Grace s’en doutait, la plupart avaient vite été libérés en l’absence d’une quelconque infraction avérée.