Exactement ce à quoi devait remédier le contenu de la clé USB qu’elle avait arrachée des mains du Passager au péril de sa vie.
Parvenue sur le palier à bout de forces, Grace vit son vieux voisin Kenneth faire irruption dans le couloir.
— Grace ? Que se passe-t-il ?
— Un chat m’a fait part de son mécontentement, ironisa-t-elle.
— Venez ici que je vous aide. Je me suis douté que c’était vous.
Kenneth conduisit Grace jusque chez elle.
— Je vous déposerai un repas sur le pas de votre porte. Et surtout, vous savez où me trouver en cas de besoin.
— Merci Kenneth.
— Ah j’oubliais ! lança-t-il. Un coursier a laissé cette lettre chez moi à votre intention.
Le vieil homme lui tendit une enveloppe kraft.
— Bon repos, conclut Kenneth en s’éloignant.
Grace referma la porte de chez elle, se traîna jusqu’à son canapé et s’y assit avec mille précautions avant d’ouvrir le courrier et d’en retirer une feuille.
Grace,
Je suis rassuré de vous savoir en vie. Vous vous remettrez de vos blessures physiques et morales. Le Passager nous a échappé, mais je sais que vous êtes parvenue à obtenir la clé USB. L’heure des comptes a donc sonné. Je vous fais confiance pour ne rien lâcher de la guerre judiciaire historique qui s’annonce contre Olympe.
J’ai, si cela vous intéresse, quitté la multinationale juste après avoir provoqué l’incident électronique ayant entraîné l’immobilisation du train à la frontière russe. Je suis actuellement en fuite. Je vous contacterai au besoin.
Grace trouvait élégant que Gabriel ne se vante ni de lui avoir sauvé la vie, ni de lui avoir donné son sang. Mais comment pouvait-il lui écrire ainsi, comme si leur relation n’était pas entachée à vie par tout le sang qu’il avait fait couler ?
Elle abandonna l’enveloppe sur la table basse et se releva péniblement. Si l’heure des révélations allait bientôt sonner pour Olympe, celle de son bilan personnel était advenue.
Elle marcha droit vers la porte blindée de sa pièce secrète et y entra sans aucune appréhension. Elle contempla une dernière fois les centaines de coupures de presse et les dessins affichés au mur sans plus une once d’angoisse. Elle sourit amèrement en constatant que pas un seul article ne mentionnait l’expérience de Kentler ou la légende du joueur de flûte. Pendant toutes ces années, les journalistes étaient passés à côté de ce qui aurait pu être le plus grand scandale de ces cinquante dernières années. Peut-être auraient-ils dû consacrer leur énergie à mener une véritable investigation au lieu d’alimenter un sensationnalisme creux.
Alors qu’elle repensait à Hamelin, Grace fut soudain prise de vertige. Le rythme effréné de son enquête ne lui avait pas permis de prendre pleinement conscience de ce qu’elle avait prouvé : un conte vieux de plus de sept siècles mondialement connu était en fait le récit d’un fait historique bien réel qui s’était déroulé dans une petite ville d’Allemagne un 26 juin de l’année 1284.
Si les parents d’aujourd’hui savaient l’horreur de ce qu’ils racontent à leurs enfants en croyant les divertir avec une simple légende, pensa-t-elle.
Quant à se rendre compte qu’elle avait elle-même été victime d’un réseau pédocriminel fondé au Moyen Âge par ce diabolique joueur de flûte, cela lui semblait difficilement concevable.
Mais qu’importent toutes ces considérations historiques, le soulagement qu’elle éprouvait aujourd’hui était lui aussi bien réel. Si réel qu’elle en aurait pleuré. Désormais, elle connaissait la vérité sur son enfance et, même si elle n’avait pas pu encore retrouver et arrêter son tortionnaire, elle n’avait plus peur. Elle était maintenant maîtresse de son passé et non plus le jouet d’épouvantes enfantines.
Elle pensa à Lukas, seul dans sa chaumière, et sut qu’elle retournerait bientôt lui rendre visite pour lui annoncer qu’elle était en train de tenir sa promesse : mettre fin aux réseaux pédocriminels dont elle et lui avaient été les victimes. Elle était impatiente de lui apporter des nouvelles qui lui feraient du bien et l’aideraient peut-être à se libérer de ses angoisses à son tour.
Pour ne pas perdre de temps, elle avait d’ores et déjà envoyé des équipes à la grotte de Coppenbrügge pour vérifier s’il y avait encore des preuves récupérables malgré l’incendie. Et grâce aux nouveaux éléments recueillis au cours de son enquête, elle allait pouvoir ordonner au Sénat de Berlin de fournir tous les dossiers du projet Kentler encore enfouis dans ses archives. Ces éléments l’aideraient peut-être à identifier son bourreau et bien d’autres. Tout cela, sans compter ce qu’elle allait découvrir sur la clé USB volée au Passager.
Posément, elle ôta toutes les feuilles des murs et les disposa une à une dans des cartons et des pochettes qu’elle empila dans un coin de la pièce. En revoyant les photographies de ses parents, elle hésita puis en déchira une en deux.
Bientôt les murs furent immaculés et son cœur allégé. Elle balaya du regard le cabinet vide en poussant un soupir de soulagement libérateur.
Puis elle referma la porte derrière elle, avec trois documents en main. Le portrait de son père qu’elle venait de désolidariser de sa mère, le croquis qui campait les traits du jeune Lukas, réalisé il y a bien des années, et un cliché pris par un reporter représentant le courageux Scott Dyce.
Elle sortit de sa poche le petit canif porte-clés qu’elle rangea précautionneusement avec le dessin et la coupure de presse dans le tiroir de sa table de nuit. Puis elle observa longuement le cliché déchiré. Les larmes aux yeux, elle contempla le visage de cet homme anxieux, attendant le retour de sa fille qu’il aimait tant.
— Merci… papa, murmura-t-elle.
Elle réfléchissait déjà au rendez-vous qu’elle allait prendre pour réserver à cette photographie une sépulture dans le cimetière familial. Mais à l’extrême opposé de là où sa mère avait dû être enterrée par les hommes d’Olympe soucieux de ne pas rendre la mort de cette vieille femme suspecte aux yeux de la police et des habitants du village.
Du coin de son regard embué, elle aperçut une ombre se faufiler.
Le chat était là, assis, et la fixait, à travers la fenêtre. Il se lissa les moustaches de l’avant de ses pattes et se roula en boule sur le rebord en pierre à côté du corps d’une souris.
Grace s’attendrissait en secouant lentement la tête. Son téléphone la tira de sa rêverie.
— Inspectrice Campbell ? Service informatique du commissariat. Nous avons terminé d’analyser le support USB que vous nous avez confié hier. Le rapport vous attend au commissariat.
— J’arrive !
Elle poussa la porte de chez elle et tomba sur un mignon petit plateau-repas concocté par Kenneth qu’elle s’empressa de ramasser et de poser sur la commode de son entrée. Elle allait repartir, mais fit subitement volte-face.
Elle traversa le salon, entra dans sa chambre et ouvrit la fenêtre en grand. Elle joua un instant avec l’anneau qu’elle portait depuis tant d’années à son pouce. Elle le retira, le regarda et le mit également dans le tiroir de sa table de nuit. Elle avala une bouffée d’oxygène et dit :
— Sois le bienvenu, mon ami.
Encore lové, le chat tourna son minois vers elle, comme s’il n’y croyait pas. Leurs deux regards se croisèrent et le félin se leva soudain avant de bondir vers la jeune femme. Grace le caressa derrière les oreilles et l’animal ronronna de plaisir.