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— Une nuit, alors que j’avais pris des somnifères pour essayer de dormir un peu, il a vidé ta chambre et a tout embarqué dans une camionnette. Le lendemain, il m’a dit qu’il avait donné tes affaires à des œuvres de charité, mais je l’ai toujours soupçonné de les avoir déversées à la déchetterie ou brûlées.

Grace ne s’était jamais sentie très proche de son père, mais elle n’avait pas eu l’impression non plus qu’il la rejetait. Et ce qu’elle venait d’entendre la choquait.

— Il me détestait à ce point ?

— Ce n’est pas ça. Ta disparition l’a ébranlé, bien entendu, mais il n’avait pas prévu sa vie avec une enfant, et, d’une certaine manière, si terrible que cela soit, ta disparition remettait les compteurs à zéro…

Cette fois, Grace ne prit pas de précautions oratoires. Elle devait savoir.

— Aurait-il pu provoquer mon enlèvement ? lâcha-t-elle.

Sa mère leva des yeux apeurés vers sa fille.

— Quoi ? Non ! Tu peux penser une chose pareille ? Vraiment ?

— C’est mon métier d’envisager l’improbable. Sais-tu où je pourrais le trouver ?

— Non, il n’a jamais donné de nouvelles après la prononciation du divorce. Il pourrait être mort que je ne le saurais pas. Mais écoute-moi, Hendrike, ou Grace si tu préfères, ton père a choisi de s’éloigner pour guérir à sa façon et probablement refaire sa vie telle qu’il la rêvait… avant ta naissance. Il voulait retrouver sa liberté chérie, même si, pour ça, il devait nous abandonner. Je crois qu’il n’y a rien d’autre à imaginer.

Grace doutait et cela se voyait sur son visage. Elle se demandait même si son père n’était pas l’auteur anonyme du message. Comme s’il voulait finalement se faire pardonner.

— J’ai conscience qu’entre nous il n’y aura plus rien, reprit sa mère. Je me suis fait une raison, si douloureuse soit-elle. Notre histoire de vie aura été ainsi faite. Mais si tu as toujours le cœur généreux de ton enfance, alors je t’en supplie, ne rajoute pas de l’horreur à l’horreur en suspectant ton père du pire. Je sais que tu cherches des réponses et je ne vais pas te dire ce que tu dois croire ou non, mais si tu venais à creuser dans cette direction, je t’en prie, ne m’en parle pas. J’aimerais vivre mes dernières années… aussi sereinement que possible.

Grace plissa les yeux, les doigts croisés. Elle sonda son âme à l’égard de sa mère. Elle tanguait dans une ambivalence déstabilisante. Empathique de nature, elle avait de la peine pour cette femme dévorée par la culpabilité, qui avait dû affronter la disparition de sa fille et l’adversité d’un mari indifférent. D’un autre côté, elle regrettait le déni et le tabou imposés durant toute son adolescence. Mais à bien y réfléchir aurait-elle fait mieux ? Grace sentit que le ressentiment et la colère avaient finalement quitté son cœur. En revanche, celui-ci demeurerait vide d’amour et d’affection pour celle qu’elle n’appellerait plus jamais « maman ».

Quant à son père, malgré les dénégations de sa mère, elle ne pouvait se départir de l’aura de suspicion qui flottait autour de son comportement. Elle allait devoir approfondir cette question. Mais avant, elle devait être certaine qu’aucune autre hypothèse ne lui avait échappé.

— L’inspecteur Dyce ne vous a jamais parlé d’une piste à laquelle il songeait, même si elle n’a pas abouti ?

— Cet homme ne communiquait pas. Et quand il ouvrait la bouche, c’était pour nous dire des horreurs. Qu’il ne fallait pas avoir d’espoir, que les pédocriminels répétaient leur coup si longtemps à l’avance qu’ils ne commettaient pratiquement pas d’erreur. Qu’il n’y avait presque aucune chance de trouver des témoins, puisqu’on était à la campagne. Bref, si un jour il a eu une piste, il ne nous en a jamais fait part. Jamais…

Monika Campbell lissa distraitement un pli de sa jupe, l’air absente.

— Il nous a détruits, ton père et moi, ajouta-t-elle.

— Que vous a-t-il dit quand j’ai réussi à m’enfuir et que je suis revenue ?

La vieille femme laissa échapper un discret ricanement.

— Que c’était un miracle et que les miracles n’existaient pas.

— Il vous a vraiment dit cela ?

— Oui. Et ensuite, il a confié l’affaire à un collègue, qui a terminé le travail administratif.

— Ce n’est pas lui qui a bouclé le dossier ?

— Non, on a su qu’il avait demandé une affectation dans une autre région pour des raisons familiales. Sa hiérarchie l’avait à la bonne, semble-t-il. On ne nous a fourni aucune explication supplémentaire.

— Et cela ne vous a pas paru bizarre ?

— Si. Mais à l’époque, la seule chose qui comptait, c’était que tu sois vivante et auprès de moi. Le reste n’avait plus aucune importance.

— Il n’a donc jamais précisé ce qu’il sous-entendait en disant que les miracles n’existent pas ? Me soupçonnait-il d’avoir tout inventé ?

La mère de Grace considéra sa fille. Depuis leurs retrouvailles, c’était la première fois qu’elle lui accordait une attention directe, profonde et sans détour. La jeune femme s’en trouva émue et déstabilisée, en y reconnaissant l’amour qu’elle puisait dans le regard de sa maman quand elle était encore une petite fille.

— Comme tu avais perdu la mémoire sur beaucoup d’éléments, commença Monika Campbell, il était facile pour la police d’entretenir le doute sur ce qu’il t’était réellement arrivé.

— Toi aussi, tu as douté ? osa Grace.

— J’ai douté de moi, de ma capacité à te protéger, j’ai douté de la compétence ou même de l’honnêteté de cet inspecteur, j’ai douté des voisins, de tes camarades d’école, de chaque villageois que je croisais, mais de toi, jamais. Comment aurais-je pu ?

Moi aussi, j’ai douté, et je doute encore de certains souvenirs, pensa Grace.

— Qu’est-ce que je t’ai raconté à mon retour ?

— Rien pendant plusieurs jours. Et petit à petit, tu as parlé. Tu as dit qu’on t’avait serrée très fort par-derrière et mis une main sur la bouche alors que tu rentrais de l’école par le sentier, et qu’après, on t’avait portée jusqu’à une camionnette. Qu’on t’avait bandé les yeux et attachée à l’intérieur du véhicule. Que tu t’étais évanouie, puis réveillée alors que vous rouliez. Que ça avait duré des heures, avant qu’on te fasse marcher à l’aveugle jusqu’à une cellule plongée dans le noir, où on t’a laissée seule.

Grace se souvenait également très bien de tous ces détails. Ou, en tout cas, elle se rappelait très bien les avoir racontés.

— Ensuite, c’était plus confus, reprit sa mère. Tu évoquais une espèce de mélodie qui précédait chaque fois l’ouverture de ta cellule. Entrait alors une silhouette toujours habillée d’un costume multicolore, puis la porte se refermait et tu te réveillais dans la même pièce, avec un mal de ventre. L’examen clinique à ton retour a montré que…

— Je sais, la coupa Grace.

Sa mère se pinça les lèvres, leva les yeux au plafond pour tenter de contenir les larmes qui affleuraient de nouveau, et poursuivit.

— Après, tu parlais d’une porte ouverte, mais sans la silhouette, d’un coffre de voiture et, enfin, d’une marche le long de la route jusqu’à ce que tu sois recueillie par la police.

— Je n’ai jamais mentionné un autre enfant ? une lutte avec un adulte ?

— Non, fit sa mère, désolée et même attristée. Tu as de nouveaux souvenirs ?

— Possible. Certains reviennent parfois, mais ils sont flous. Il n’y a que le visage d’un jeune garçon qui est très net. Mais je ne sais pas de qui il s’agit.

— Peut-être une autre petite victime comme toi…