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— Oui, sans doute, sauf que c’est lui qui m’a sauvée. C’est lui qui a déverrouillé ma cellule. C’est lui qui m’a fait entrer dans le coffre de la voiture.

Émue, comme un prisonnier se souvient du soldat allié qui l’a sauvé de la mort, Grace revit soudain les yeux de l’enfant juste avant qu’il ne referme le coffre, exactement comme elle les avait dessinés.

— Je lui dois la vie, reprit-elle. Et je ne sais pas ce qu’il est devenu.

— Tu aimerais le retrouver…

Grace sortit de sa poche l’un des portraits du garçon qu’elle avait décroché du mur de son cagibi secret, et le présenta à sa mère.

— Tu ne m’as jamais vue reproduire ce visage ?

Monika Campbell s’attarda sur le croquis et secoua négativement la tête.

— Je ne crois pas. Mais peut-être le dessinais-tu déjà sans me le montrer. Tu t’enfermais parfois à clé dans ta chambre sans que je sache ce que tu y faisais…

Grace sentait bien qu’elle était arrivée au bout de ce que sa mère était en mesure de lui apprendre.

— J’aimerais retourner voir ma chambre…

— Oui, bien sûr…, commença Monika, embarrassée. Mais, c’est devenu une sorte de pièce d’appoint qui sert à Freya, mon aide, lorsqu’elle passe la nuit ici… Ce n’est plus vraiment la chambre que tu as connue.

Grace lui posa une main sur l’épaule, puis rejoignit l’escalier au fond du salon, afin de gagner l’étage.

– 6 –

Effacée. Telle est l’impression qu’éprouva Grace en entrant dans ce qui avait été un jour sa chambre. Le gai jaune paille qui ornait jadis les murs avait été repeint en marron sombre, son lit en bois blanc remplacé par un divan bon marché accolé à une armoire rustique, et même le parquet en hêtre clair avait été arraché pour y installer des lattes de chêne foncé. Quant à ses rideaux vert pomme, ce n’étaient plus que des voilages gris plongeant la pièce dans la pénombre. L’ancienne senteur de vanille émanant d’un flacon de parfum qu’elle avait renversé par terre un jour de maladresse enfantine avait été étouffée par une odeur de renfermé et de poussière. Seule relique de ses années d’enfance, une vieille prise électrique presque déboîtée de la cloison qui avait gardé sa couleur jaune paille de l’époque.

Le sol grinça sous ses pas hésitants quand elle s’arrêta au milieu de la chambre. Imaginer qu’elle avait vécu ici pendant plus de la moitié de sa vie était inconcevable.

Comme une étrangère, elle ouvrit l’armoire. Des couvertures et des draps pliés reposaient sur les étagères à côté d’une table à repasser. Par acquit de conscience, elle fouilla les tiroirs, glissa la main jusqu’au fond des rayonnages, chercha même sous le meuble, sans rien trouver. À plat ventre, elle en profita pour vérifier qu’il n’y avait rien non plus qui traînait sous le canapé, et finit par s’y asseoir pour regarder autour d’elle.

De l’autre côté de la fenêtre, les flocons de neige tombaient mollement comme des plumes d’oreiller. Pas un bruit de voiture, ni même le beuglement d’une vache ou l’aboiement lointain d’un chien. Rien. Dans la maison, pas un pas, pas une voix, aucun chuintement étouffé de télévision ou de radio. Grace se rappela pourquoi elle avait trouvé refuge dans la vie des livres. Pour tromper l’ennui et goûter pour quelques heures ce sentiment d’immortalité qu’offraient ces existences de papier parfois plus réelles que sa propre vie.

Installée dans le canapé qui avait pris la place de son lit d’autrefois, elle se revoyait, enfant puis adolescente, plongée dans un roman, une couverture remontée jusqu’au ventre, les genoux pliés, relevant parfois la tête de sa lecture, comme on se réveille pour retrouver le plaisir de s’endormir. C’est alors qu’un détail la perturba. L’angle du mur situé dans la diagonale de son regard sembla lui apparaître à nu pour la première fois de sa vie. Comme si quelque chose en avait toujours obstrué la vue auparavant. Elle n’y aurait pas accordé grande importance si elle n’avait pas ressenti à cet instant-là un profond malaise.

Elle se concentra pour tenter de reconstituer mentalement le décor de son ancienne chambre, d’y replacer les objets, les jouets. Une multitude de flashs se mêlèrent dans son esprit sans qu’elle soit certaine de pouvoir dissocier ses souvenirs de son imagination. Mais au terme d’un effort intense, une image s’imposa comme une évidence : elle ne voyait jamais l’angle de ce mur parce qu’un gros panda en peluche était toujours posé devant. Une mascotte dont la bonhomie aurait dû évoquer une réminiscence rassurante, mais y songer fit brutalement surgir chez Grace l’une des plus terribles angoisses de sa vie.

Choquée par la vision jaillie des ténèbres, elle porta une main à sa bouche alors qu’une scène se rejouait devant ses yeux : une nuit, au moins un an avant sa disparition, elle s’était réveillée en sursaut, croyant percevoir un souffle près d’elle. Elle avait alors vu une silhouette humaine immobile vêtue d’un costume étrange, se tenant dans ce coin de la pièce. Comme pétrifiée, la fillette avait été incapable de crier pour appeler à l’aide. Elle avait alors fermé très fort les yeux en comptant jusqu’à cent et, quand elle les avait rouverts, la forme avait disparu. Le lendemain matin, elle avait alerté ses parents, qui avaient vérifié toutes les portes et les fenêtres sans trouver aucune trace d’effraction. La police était même venue recueillir le témoignage de Grace et inspecter la maison, mais n’avait rien relevé de suspect. Par sécurité, une patrouille avait été affectée à la surveillance de la propriété pendant quelques semaines. Un médecin avait également examiné Grace et conclu que l’enfant était en parfaite santé, il n’avait constaté aucun signe d’agression. La petite avait seulement été victime d’une paralysie nocturne sans gravité, très fréquente à son âge. Un état entre le sommeil et l’éveil provoquant une paralysie musculaire consciente et passagère, mais dont l’incompréhension suscite une telle terreur que le cerveau se met à fabriquer des images cauchemardesques qui semblent réelles.

Grace avait appris depuis que cette parasomnie était commune et effectivement associée à des hallucinations effrayantes. Mais difficile à huit ou neuf ans d’accepter cette version quand on a expérimenté une épouvante si concrète : les adultes ne l’avaient tout simplement pas crue. Grace se rappelait qu’elle avait ainsi décidé d’assurer sa propre protection. Elle avait installé son panda géant dans l’angle de la pièce, espérant empêcher le monstre d’y réapparaître. Mais elle ne s’était pas arrêtée là. Elle se souvenait à présent d’avoir également dissimulé une arme dans sa chambre. Mais où ?

Cette cachette pouvait se trouver n’importe où, dans un meuble ou un jouet qui n’étaient plus là.

Grace balaya la pièce du regard. Son œil se posa alors sur la vieille prise électrique à moitié déboîtée. Aurait-elle pris le risque d’y toucher, à l’époque, alors que ses parents lui interdisaient formellement de s’en approcher ? Et pour y mettre quoi, dans un espace si réduit ? Peu convaincue, elle ne devait cependant négliger aucune possibilité.

Elle posa un genou sur le parquet, saisit le cache de la prise entre ses doigts, et parvint facilement à le retirer. Et là où elle croyait ne découvrir que des fils et des morceaux de plâtre, elle aperçut un objet coincé entre le mur et le boîtier.

Avec prudence, Grace le fit glisser : un porte-clés composé d’un canif pas plus grand qu’un auriculaire à la lame branlante et émoussée tomba sur le sol. C’était donc cela, son arme de défense contre le terrifiant homme en costume ? Ne manque plus que le pistolet à eau, chargé bien sûr, ironisa Grace.

Elle déposa sa trouvaille dans la poche intérieure de sa parka et s’apprêtait à replacer le cache quand elle remarqua qu’il restait quelque chose de piégé sur le côté de la prise électrique. Cela ressemblait à un petit papier. À l’aide du crayon qu’elle gardait toujours sur elle pour prendre des notes lors de ses enquêtes, Grace, très intriguée, parvint à le récupérer.