Le minuscule document était plié en plusieurs morceaux. Probablement par des doigts fins et délicats à l’époque, songea Grace, excitée par cette découverte inattendue.
Elle le déroula avec grand soin, espérant une révélation, un nom, un dessin même. Mais à l’espoir succéda la circonspection.
Étalée, la feuille avait la taille d’un carré d’à peine trois centimètres de côté, espace suffisant, cependant, pour contenir trois signes écrits d’une main d’enfant :
S K 2
– 7 –
Grace n’avait aucun souvenir de ce bout de papier. Et encore moins de la signification de ces deux lettres et de ce chiffre. Mais si elle avait dissimulé ce message dans sa cachette à côté de son « arme », c’est qu’il revêtait une importance capitale à ses yeux.
Cela ressemblait à un code. Elle supposa que le S et le K étaient les premières lettres de prénoms, mais ce n’était ni ceux de ses parents, qui s’appelaient Monika et Darren, ni ceux de connaissances de l’époque. La seule amie qui comptait avant sa disparition était Jeanie ; après son retour, Grace n’avait plus noué aucun lien solide avec d’autres enfants. Les initiales d’un amour secret ? Encore plus improbable, se dit-elle. Elle n’avait été traversée par le sentiment amoureux que très longtemps après avoir quitté le domicile parental. Et puis, pourquoi tant de mystère ? Pourquoi ne pas écrire les noms en entier, s’il s’agissait bien de cela ? Pour protéger la ou les personnes concernées au cas où quelqu’un tomberait sur le papier ? Ou bien ces lettres n’étaient pas des initiales. Faisaient-elles alors référence à quelque chose qui aurait permis de retrouver son ravisseur ? Mais pourquoi n’en aurait-elle pas averti la police ?
— À moins que je l’aie fait, murmura Grace pour elle-même.
Elle remit le cache électrique en place et regagna le salon, où sa mère était en train de nettoyer nonchalamment ses bibelots.
Monika Campbell se tourna vers sa fille avec un sourire las.
— Alors, tu vois, je t’avais dit que cela avait bien changé. J’imagine que tu n’as rien reconnu.
— Non, pas grand-chose… En revanche, j’ai retrouvé une vieille cachette dont j’avais oublié l’existence.
— Une cachette ? Qui aurait résisté à tout ce temps ?
— Oui, dans le boîtier électrique qui se situait sous mon lit.
— Eh bah, ça, alors, si je l’avais su à l’époque, tu te doutes bien que je ne t’aurais pas laissée prendre un tel risque !
— J’y ai déniché ce morceau de papier. Ça te dit quelque chose ?
Monika Campbell chaussa ses lunettes et l’examina.
— Rien du tout, conclut-elle en haussant les épaules. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Je ne sais pas, justement. Ai-je un jour fait allusion à « S K 2 », après mon retour ici ?
— Pas que je me souvienne.
Déçue, Grace reprit le papier, qu’elle rangea précieusement dans sa poche. Dans une nouvelle impasse, elle revint à celui qu’elle soupçonnait sérieusement de détenir des réponses aux zones d’ombre qui entouraient sa disparition.
— Et donc, tu n’as vraiment aucune idée de l’endroit où pourrait être mon père… s’il vit encore ?
— Non, aucune. Et je n’ai jamais cherché à le savoir. Je ne voulais plus entendre parler de lui après ce qu’il nous avait fait.
— Quand avez-vous signé les papiers du divorce ?
— Je ne me souviens plus, c’était il y a tellement longtemps… Pourquoi tu me tourmentes comme ça ?
— Ce ne sera pas long. Dis-moi simplement si mon père avait quitté la maison au moment de votre divorce.
— Non, ça, c’est certain, il était déjà parti comme un lâche.
— Tu as gardé les documents administratifs, j’imagine. Je peux les voir ?
Monika Campbell porta la main à son front, fournissant visiblement un effort désagréable pour faire un aveu à sa fille.
— Pourquoi veux-tu une chose pareille ?
— Parce que l’adresse de chacune des parties y figure forcément. Je pourrai ainsi au moins savoir où il habitait à cette époque.
La vieille femme dodelina de la tête, le regard dans le vague, probablement plongée dans un épisode de son passé.
— J’ai haï ton père le jour où il nous a abandonnées. J’étais tellement en colère que je ne voulais plus avoir une seule trace de lui dans cette maison. J’ai tout lavé à l’eau de Javel, j’ai brûlé ses lettres de jeunesse, ses cadeaux, les vêtements qu’il n’avait pas emportés, les draps de notre lit, les housses du canapé, les serviettes de bain, et, dans un accès de rage, j’ai aussi brûlé les papiers du divorce parce qu’il y avait sa signature dessus…
Grace ne pouvait la blâmer pour ce geste radical ; elle-même avait pris une décision tout aussi absolue en choisissant de vivre seule, sans famille, sans amis.
— Je suis désolée, reprit Monika Campbell. Je vois bien que tu cherches des réponses et je ne te suis d’aucune utilité, une fois de plus…
— Ne dis pas ça. Tu auras fait de ton mieux.
La reconnaissance que Grace lut dans les yeux de sa mère fit vaciller ses certitudes : avait-elle si bien fait de couper les ponts avec elle ? D’où lui venait cette envie aussi inattendue que soudaine de la serrer dans ses bras ? Le silence qui s’abattit sur le salon joua un moment les arbitres indécis.
— Il faut que j’y aille, finit par dire Grace.
— Oui, de toute façon, Freya va bientôt arriver. Et puis, tu dois avoir beaucoup de travail.
— J’ai pris ma journée pour venir ici, mais je voudrais profiter du temps qu’il me reste pour poursuivre mes recherches.
Sa mère opina du chef sans conviction.
— Alors, tu t’es mis en tête de remuer le passé.
— Voudras-tu que je t’informe si, par hasard, je venais à trouver quelque chose ?
Monika Campbell se rassit dans son fauteuil.
— Tu vas encore m’en vouloir, mais comme je te l’ai dit, j’aspire à une forme de sérénité aujourd’hui. Et je crois que me remettre à revivre ce drame ne ferait que me gâcher le reste de mon existence.
Grace comprit le message.
— Alors, je vais y aller, conclut-elle, en devinant que ces mots si banals feraient partie des derniers qu’elle adresserait à sa mère.
— Au revoir, Hendrike. Sois heureuse.
— Au revoir…
Grace aurait voulu rajouter « maman », mais sa gorge se noua, sa bouche se crispa et elle referma la porte de la maison derrière elle.
Dans le refuge de sa voiture, elle rangea le papier trouvé dans sa chambre à l’intérieur d’un sachet en plastique qu’elle conservait pour y glisser des indices relevés sur le terrain.
Elle regarda par la vitre latérale en direction de la demeure de son enfance, voilée par la neige. Elle n’en était pas certaine, mais il lui sembla qu’une silhouette immobile la fixait derrière la fenêtre du salon.
Elle hésita. Devait-elle retourner voir sa mère, lui dire qu’elle oubliait tout, qu’elle abandonnait définitivement cette enquête absurde, que le passé était le passé et qu’elles n’avaient plus qu’à se consacrer à rattraper le temps perdu ?
C’est peut-être ce qu’elle aurait dû faire, mais Grace savait que les questionnements, les non-dits planeraient sans cesse sur leur relation et sa vie. Si elle voulait un jour espérer s’approcher de la sérénité, voire du bonheur, elle devait tout faire pour découvrir la vérité sur la tragédie de son enfance.