Kwong hésita.
— Pourquoi ne pas suivre le conseil de Czarneki et prendre de longues vacances sur un monde bien tranquille ? Tuamotou, Riviera, Tamiami… Même la Vieille Terre ! A votre retour, nous pourrons recommencer avec des images simples.
— C’est peut-être juste ce qu’il me faut, Chun-Mei, dit-elle.
Il perçut son intonation et plissa les lèvres d’un air ennuyé. Mais il ne dit rien, de peur d’accroître encore le chagrin d’Elizabeth.
Elle mit sa cape doublée de fourrure et risqua un regard entre les rideaux.
Bonté divine ! On dirait que la tempête se déchaîne… Ce serait idiot de ne pas profiter d’une chance d’échapper à l’hiver sur Denali. J’espère que mon œuf va démarrer, en tout cas. C’était le seul qui restait dans le parc ce matin et il sera bientôt bon pour le rebut.
Comme elle.
Le docteur l’accompagna jusqu’à la porte et, en un réflexe d’empathie, posa la main sur son épaule et projeta vers son esprit l’apaisement. L’espoir.
— Il ne faut pas perdre courage, Elizabeth. Pour vous aussi bien que pour toute la communité métaphysique, il faut encore essayer. Votre place est parmi nous.
Elle sourit. Son visage était serein, avec seulement quelques fines rides au coin des yeux : les stigmates de l’émotion violente produite par la régénération qui avait réparé un corps brisé de quarante-quatre ans et lui avait redonné la perfection de la jeunesse. A la façon dont repoussent les pinces d’une écrevisse, elle avait produit des cellules nouvelles pour remplacer ses bras écrasés, sa cage thoracique et son pelvis, ses poumons, son cœur et ses intestins, son cerveau. La régénération, selon les médecins, avaient été virtuellement parfaite. Oui, parfaite.
— Au revoir, Chun-Mei, dit-elle. A la prochaine fois.
A jamais. Jamais, jamais plus.
Elle sortit. Elle s’enfonçait déjà jusqu’aux cheville dans la neige. Les fenêtres illuminées de l’institut de Métapsychologie de Denali projetaient des carrés dorés sur le tapis blanc. Frank, le gardien, était déjà occupé à pelleter la neige au bord de l’allée. U lui fit un signe de la main. Elle se dit que le système de dégel devait encore une fois être en panne. Denali… Chère vieille planète…
Jamais elle ne reviendrait ici. Elle avait travaillé durant tant d’années à l’institut, d’abord comme étudiante, puis en tant qu’émettrice-conseil, puis rédactrice, et finalement comme patiente. La perte qu’elle avait subie était trop lourde à porter pour sa santé mentale. Elizabeth était une femme pratique et elle savait qu’il était temps pour elle de passer à quelque chose de totalement différent.
Emplie d’une nouvelle détermination, elle rabattit le capuchon de sa cape sur sa tête et se dirigea vers le parc des œufs de transport. Elle se mit à prier et, ainsi qu’elle en avait récemment pris l’habitude, ses lèvres formèrent les mots silencieux :
« Masque de Diamant Béni, guide-moi vers l’Exil. »
6.
Aiken Drum
Admettre la race humaine au sein du Milieu Galactique bien avant sa maturation socio-politique avait représenté un risque certain.
Si les vénérés Jack et Illusio avaient repoussé la première menace métaphysique humaine dirigée contre la sécurité du Milieu, la marque du péché originel de l’humanité demeurait.
Chez des êtres tels qu’Aiken Drum, par exemple.
Aiken était l’une de ces personnalités qui pouvaient rendre fous les spécialistes de la modification du comportement. Chromosomiquement, il était normal. Son cerveau était intact, sain, et doté d’un quotient intellectuel supérieur. Il était riche en métafonctions latentes qui, le moment venu, pourraient être pleinement développées. Rien n’avait particulièrement distingué son enfance, sur la nouvelle colonie de Dalriada, de celle des trente mille autres rejetons nés hors matrice, à partir de sperme et d’ovules de donneurs écossais soigneusement sélectionnés.
Pourtant, Aiken était différent du reste de la couvée. Aiken était naturellement malhonnête.
En dépit de l’affection de ses parents adoptifs, du dévouement de ces professeurs et des cours de correction qui lui furent presque continuellement administrés durant sa turbulente adolescence, Aiken obstinément, restait une canaille. Il volait. Il mentait. Il trichait à la moindre occasion. Il prenait du plaisir à violer les règles et manifestait du mépris à l’égard de ceux dont l’orientation psychosociale était normale.
« Le sujet Aiken Drum, disait son analyse de personnalité, présente une dysfonction fondamentale du sens de l’imagination. Il souffre d’une incapacité essentielle à percevoir les conséquences personnelles et sociales de ses propres actes et d’un égoïsme poussé à un degré nuisible. Il a jusqu’ici résisté à toutes les techniques d’impression morale. »
Mais Aiken Drum avait du charme. Un sens de l’humour particulièrement espiègle. Et, bien qu’il fût une canaille, Aiken Drum avait l’étoffe d’un chef. Il était habile de ses mains et particulièrement astucieux dès qu’il s’agissait de trouver de nouveaux moyens de troubler l’ordre établi. Aussi ses contemporains avaient-ils tendance à le considérer comme une sorte de héros du mal. Les adultes de Dalriada eux-mêmes, écrasés par la tâche colossale qui consistait à peupler un monde vide de colons nés dans des tubes à essai finissaient par rire de certaines de ses énormités.
Quand Aiken Drum eut douze ans, son équipe de Groupe Ecologique fut chargée de débarrasser la plage d’une des quatre plus grandes colonies de la planète d’une gigantesque carcasse de cétacé en putréfaction qui était venue s’échouer là. Au sein du groupe, les plus sensés votèrent pour enterrer les vingt-deux tonnes de charogne dans le sable, au-delà de la limite de grande marée. Mais Aiken réussit à les persuader d’utiliser un moyen de nettoyage bien plus spectaculaire. Et ils firent sauter la baleine morte avec un explosif concocté par Aiken. Et une pluie d’énormes gouttes de chair puante s’abattit sur toute la bourgade, au moment précis où une délégation du Milieu arrivait en visite.
Quand Aiken Drum eut treize ans, il dut travailler avec un groupe d’ingénieurs civils chargés de détourner une petite chute d’eau afin qu’elle vienne alimenter le Réservoir de la Montagne, récemment achevé. Tard une nuit, Aiken et toute une bande de jeunes confédérés, dérobèrent une quantité importante de ciment et de tuyaux et donnèrent des formes nouvelles aux rochers qui entouraient la chute. A l’aube, chacun put voir une imitation passable et gigantesque d’un organe uro-génital masculin crachant l’eau dans le réservoir, quarante mètres plus bas.
Quand Aiken Drum eut quatorze ans, il réussit à cacher sa frêle personne à bord d’un long-courrier de luxe à destination de Caledonia. Les passagers se plaignirent de s’être fait voler leurs bijoux, mais tous les contrôles faisaient apparaître qu’aucun humain n’était entré dans leurs appartements. Ce n’est qu’en fouillant la cale qu’on trouva le jeune passager clandestin avec la « souris-robot » radioguidée qu’il avait envoyé opérer à sa place. Il l’avait programmée pour renifler les pierres et les métaux précieux et il reconnut calmement qu’il avait eu l’intention de les négocier à la Nouvelle-Glasgow.
Evidemment, on le renvoya chez lui et les spécialistes du comportement, une fois encore, essayèrent de le remettre dans l’étroit sentier de la vertu. Mais jamais il n’admit le conditionnement.
« C’est à vous briser le cœur, confia un psychologue à l’un de ses collègues. On ne peut pas s’empêcher de l’aimer. Il a peut-être un corps de lutin mais, dans sa tête, il y a un esprit brillant et sacrément inventif. Bon sang, qu’est-ce que nous allons bien pouvoir faire de lui ? Till Eulenspiegel n’a pas sa place dans le Milieu Galactique ! »