— A mon grand regret, je ne suis plus en mesure de vous faire la démonstration de cet appareil, dit-elle en plissant les lèvres.
Elle leva son nez aquilin avec une expression hautaine et des larmes brillèrent dans ses yeux noirs.
— En fait, reprit-elle, je vais le faire démanteler sous peu afin de vendre les composants les plus négociables.
— Certainement pas ! Certainement pas ! cria soudain Karl Josef Richter et s’accrochant au portail.
Surprise, Madame Guderian fit un pas en arrière et le regarda. Il avait une face de lune, avec de grand yeux clairs protubérants, des sourcils rouquins et broussailleux plissés par l’inquiétude. Il était vêtu comme pour une longue expédition et portait un énorme sac de montagne. Elle remarqua aussi un étui à violon, une catapulte en durai d’aspect redoutable et une ombrelle de golf. Le basset montait la garde auprès d’un gros paquet de vieux livres soigneusement emballés sous plastique, lié par des courroies et muni d’une poignée de transport.
Richter réussit à maîtriser son émotion et dit :
— Pardonnez-moi, madame. Mais vous ne devez pas détruire cette prodigieuse réalisation ! Ce serait un sacrilège !
— Mais il faut bien payer les droits de succession, dit madame Guderian. Vous êtes venu pour parler affaires, monsieur, mais vous devriez savoir que de nombreux journalistes ont déjà écrit beaucoup de choses sur l’œuvre de mon mari et —
— Je ne suis pas journaliste mais poète ! protesta Richter avec une légère moue de dédain. Et j’espère que vous réfléchirez sérieusement à ma proposition.
Il tira un porte-cartes en cuir d’une poche latérale de son sac et y pris un petit rectangle bleu qu’il tendit à madame Guderian.
— Voici ma garantie.
La carte était un billet au porteur sur la Banque de Lyon pour une somme extraordinaire.
Madame Guderian ouvrit le portail.
— Entrez, monsieur Richter. J’espère que votre petit chien est bien élevé.
Richter prit son paquet de livres et dit avec un mince sourire :
— Schatzi est plus civilisé que bien des humains.
Ils s’assirent côte à côte sur un banc de pierre, sous une arche de Soleil d’Or et Richter expliqua à la veuve la raison de sa visite. Il avait appris l’existence de la porte du Temps de Guderian lors d’un cocktail d’éditeurs à Francfort et il avait décidé le soir-même de vendre tous ses biens et de se précipiter à Lyon.
— C’est très simple, madame : je désire franchir la porte pour m’en aller vivre l’existence simple de l’Epoque Pliocène. Le royaume paisible ! Locus amœnus ! La Forêt d’Arden ![5] Le sanctuaire de l’innocence ! Le Pays d’Alcyon, vierge de larmes humaines ! (Il s’interrompit et tapota la petite carte bleue que madame Guderian tenait entre ses mains.) Je suis prêt à payer un prix très élevé pour mon passage.
Un fou ! Madame Guderian toucha instinctivement le sécateur, au fond de sa poche.
— La porte du Temps, dit-elle enfin avec un calme prudent, n’ouvre que dans une seule direction. Le retour est impossible. Et nous n’avons aucune information détaillée sur ce qui se trouve de l’autre côté, dans la Terre du Pliocène. Il n’a jamais été possible de ramener des caméras Tridi ou autre appareil d’enregistrement.
— La faune de cette époque est assez bien connue, madame. De même que son climat. Un homme suffisamment prudent n’a rien à redouter. Et vous, Gnädige Frau, vous n’avez à vous poser aucun problème de conscience pour m’avoir permis de franchir la porte. Je suis tout à fait en mesure de survivre là-bas. J’ai choisi mon équipement avec soin, croyez-moi, et mon fidèle Schatzi me tiendra compagnie. N’hésitez pas, je vous en supplie ? Laissez-moi passer cette nuit-même. Maintenant !
Très certainement, il était fou, mais c’était la Providence qui l’avait envoyé !
Elle continua pourtant d’argumenter pendant un long moment, tandis que le ciel s’assombrissait, virait à l’indigo, et que les rossignols se mettaient à chanter. Richter réfuta toutes ses objections. Non, il ne laissait aucune famille derrière lui. Il n’avait fait part à personne de ses projets et nul ne viendrait enquêter. Personne ne l’avait vu en route, entre le village et la maison. Elle lui rendrait un service immense en lui permettant enfin de réaliser son impossible rêve d’Arcadie. Il n’allait pas se suicider mais entrer au contraire dans une vie nouvelle, plus paisible. Si elle refusait, son Seelenqual ne lui laisserait qu’un choix. Et puis, il y avait tout cet argent…
— C’est entendu, dit-elle enfin. Veuillez m’accompagner.
Elle le précéda jusqu’à la cave et alluma. La pergola était intacte sous son réseau de câbles, telle que le pauvre Théo l’avait laissée. Richter, avec un cri de joie, se précipita vers l’appareil. Des larmes coulaient sur ses joues rebondies.
— Enfin ! Enfin !
Le basset suivit fidèlement son maître. Madame Guderian prit le paquet de livres et le posa à l’intérieur de la structure.
— Vite, madame, vite ! implora Richter en frappant dans ses mains.
— Ecoutez-moi bien, dit-elle d’un ton sec. Quand vous aurez traversé, il faudra vous éloigner aussitôt de votre lieu d’arrivée. De trois ou quatre mètres au moins, avec votre chien. Est-ce bien clair ? Autrement, vous seriez ramené ici, mort, réduit en poussière.
— Je comprends ! Vite, madame, vite !
En tremblant, elle se rendit jusqu’au panneau de contrôle et activa la porte du Temps. Les champs de force miroitants se mirent en place et la voix du poète fut soudainement interrompue, comme si quelque contact de télécommunication venait d’être arraché. La vieille femme, alors, se mit à genoux et récita la Salutation angélique trois fois, puis elle se releva et coupa le courant. Les miroirs s’effacèrent. La pergola du Temps était vide.
Elle exhala un long soupir. Puis elle éteignit vivement toutes les lumières de la cave et remonta l’escalier en triturant la carte de plastique, au fond de sa poche.
Après Karl Josef Richter, d’autres vinrent.
La toute première gratification permit à madame Guderian de payer les droits de succession et de se débarrasser de toutes ses autres dettes. Quelques mois après, quand elle eut parfaitement admis qu’elle pouvait tirer un profit substantiel de la porte du Temps en acceptant d’autres visiteurs, elle fit savoir qu’elle ouvrait une auberge pour les randonneurs. Elle acheta du terrain à côté de sa villa et fit construire un accueillant logis. Les roseraies furent agrandies et quelques parents vinrent la seconder pour les besognes domestiques. Ses voisins s’étaient montrés sceptiques mais, à leur grand étonnement, l’auberge fut très vite prospère.
Les clients qui entraient chez madame Guderian n’en ressortaient pas toujours. Mais ce détail était sans importance, étant donné que madame Guderian se faisait toujours régler d’avance.
Quelques années passèrent. Madame Guderian s’offrit le rajeunissement et entama une seconde existence marquée par un chic austère. Dans la vallée, le centre urbain le plus ancien de France connut lui aussi d’harmonieuses transformations, comme toutes les métropoles de la Vieille Terre, au milieu du XXIe siècle. Peu à peu, les ultimes traces de laideur laissées par une technologie anti-écologique furent effacées de la grande cité du confluent Rhône-Saône. Les usines et manufactures nécessaires, les systèmes de transit et de service furent replacés dans des infrastructures souterraines. Au fur et à mesure que l’excédent de la population lyonnaise était aspiré par les nouveaux mondes, les faubourgs lugubres et les terrains vagues se transformaient en réserves forestières et en prairies, avec çà et là des villages fleuris et d’harmonieux complexes d’habitat. Les structures historiques de Lyon représentaient chaque siècle écoulé depuis 2 000 années. Elles furent remises en valeur et disposées comme autant de joyaux dans un écrin naturel approprié. Les laboratoires, les bureaux, les hôtels et les entreprises commerciales furent regroupés dans de nouveaux bâtiments ou transformés afin de s’harmoniser avec les monuments. Promenades et boulevards remplacèrent les hideuses autoroutes. Puis les colons revinrent des étoiles lointaines vers la Vieille Terre, en quête de leur héritage ethnique. Des fondations culturelles, des parcs de divertissement firent leur apparition, en même temps que de nouveaux quartiers aux rues commerçantes et pittoresques.
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