Elle leur fit les honneurs de la maison, les invita à s’installer et disposa des cendriers et des corbeilles un peu partout.
Lorsque les politesses d’usage eurent été échangées, le professeur conduisit ses visiteurs extra-terrestres vers la cave de l’immense villa.
— Nous allons passer de suite à la démonstration, mes chers amis, leur dit-il. Vous voudrez bien m’excuser, mais aujourd’hui je me sens un peu fatigué.
— C’est très regrettable, dit l’aimable Poltroyen. Mais peut-être, mon cher professeur, tireriez-vous quelque bénéfice d’une séance de rajeunissement ?
Guderian sourit.
— Non, non. Une vie est bien assez pour moi. Je pense que j’ai eu beaucoup de chance de vivre à l’époque de la Grande Intervention, mais je dois avouer que les événements semblent aller plus vite que mon tempérament ne peut le tolérer. En fait, j’attends la paix ultime.
Ils franchirent une porte métallique pour pénétrer dans ce qui était apparemment une ancienne cave à vin reconvertie.
Sur trois mètres carré, le dallage de pierre avait été enlevé pour laisser apparaître la terre nue. Le montage de Guderian était installé au milieu de cette surface.
Le vieil homme farfouilla un instant dans un antique placard en chêne, près de la porte, et revint avec une petite pile de plaques de lecture qu’il distribua aux chercheurs.
— Ces plaques contiennent un précis de mes théories ainsi que des diagrammes de l’appareil. C’est mon épouse qui les a préparées à l’intention de nos visiteurs. Vous voudrez bien excuser la simplicité du format. Notre principale source de subvention est depuis longtemps épuisée.
Les visiteurs eurent un murmure de sympathie.
» Je vous prierai de vous tenir ici pour la démonstration. Vous aurez remarqué que cet appareil a quelque ressemblance avec un translateur sub-spatial et qu’il ne requiert que très peu d’énergie. Les modifications que j’ai apportées visaient à entrer en phase avec les éléments magnétiques résiduels de la strate rocheuse locale ainsi qu’avec les champs contemporains plus profonds générés sous la plate-forme continentale. C’est en entrant en interaction avec les matrices des champs du translateur qu’ils produisent la singularité.
Guderian glissa une main dans la poche de sa blouse et en sortit une carotte. Avec un haussement d’épaules bien français, il remarqua :
— C’est pratique, même si c’est un peu ridicule.
Il posa la carotte sur un tabouret de bois parfaitement ordinaire qu’il emporta jusqu’à l’appareil. Le montage de Guderian ressemblait plutôt, en vérité, à une ancienne pergola ou à un belvédère en croisillons revêtu de vigne. Cependant, la charpente était faite d’un matériau transparent, vitreux, sur lequel se détachaient les nodules noir mat des composants. Quant à la « vigne », il s’agissait en vérité de câblages d’alliages colorés qui semblaient pousser à partir du sol de la cave pour monter en rampant entre les croisillons de façon bizarre avant de disparaître brusquement au ras du plafond.
Lorsque le tabouret et la carotte furent en place, Guderian alla rejoindre ses invités et mit l’appareil en marche. Il n’y eut pas le moindre son. Le belvédère scintilla un instant, puis il sembla se couvrir de plaques de miroir qui en cachèrent complètement l’intérieur.
— Vous comprenez, bien sûr, qu’il faut compter avec une certaine période d’attente, dit le vieil homme. La carotte est presque toujours efficace, mais il y a quelques déceptions, de temps à autre.
Les sept visiteurs attendirent. L’humain aux énormes épaules serrait sa plaque de lecture entre ses deux mains mais son regard ne quittait pas le belvédère miroitant. L’autre colon, un personnage placide qui venait de quelque institut de Londinium, examinait attentivement le panneau de contrôle. Le Gi et le Poltroyen lisaient leurs opuscules avec conscience. L’un des plus jeunes Simbiari laissa tomber par inadvertance une goutte émeraude sur le sol et la frotta rapidement.
Sur le chronomètre fixé au mur, les chiffres défilaient. Cinq minutes passèrent. Puis dix.
— Maintenant, nous allons voir si le gibier est bien là, dit le professeur en adressant un clin d’œil à l’homme de Londinium.
L’écran d’énergie miroitante disparut. Pendant une brève nanoseconde, stupéfaits, les scientifiques eurent un aperçu d’une créature qui avait la forme d’un poney, là, à l’intérieur de la pergola. Presque instantanément, elle devint un squelette articulé. Puis les os tombèrent et se désintégrèrent pour n’être plus qu’une poussière grisâtre.
— Merde ! s’exclamèrent à l’unisson les éminents chercheurs.
— Du calme, chers confrères, dit Guderian. Un tel dénouement est malheureusement inévitable. Mais nous allons maintenant faire une projection holographique au ralenti afin d’identifier notre capture.
Il alluma un projecteur Tri-D dissimulé et une image apparut. Figé dans l’action, ils virent un petit animal semblable à un cheval, aux yeux paisibles, avec des sabots triples et un pelage roux légèrement strié de blanc. Il se tenait à côté du tabouret, les fanes de la carotte dépassant de sa bouche.
— Un Hipparion gracile. Une espèce cosmopolite très répandue sur Terre à l’époque du Pliocène.
Guderian laissa tourner le projecteur. Le tabouret s’effaça peu à peu. Le cuir et la chair du petit cheval se flétrirent avec une lenteur affreuse, tombèrent en lambeaux du squelette pour exploser en un nuage de poussière tandis que les organes se gonflaient, puis rétrécissaient avant d’éclater et de disparaître. Les os restèrent seuls debout avant de s’effondrer en arcs gracieux. Dès qu’ils touchèrent le sol de la cave, ils furent réduits à leurs composants minéraux.
Le sensible Gi, avec un soupir, ferma ses grands yeux jaunes. Le Londinien était devenu pâle tandis que l’autre humain, qui venait du monde rude et morose appelé Shqipni, mâchonnait sa grosse moustache brune. Le jeune Simb atteint d’incontinence se précipita, lui, vers une des corbeilles.
— Pour ce piège, dit Guderian, j’ai utilisé aussi bien des appâts végétaux ou animaux. Les carottes, les lapins ou les souris ne souffrent pas du voyage aller vers le Pliocène mais, durant le retour, toute forme de vie qui se trouve à l’intérieur du champ-tau est inévitablement victime du fardeau que représentent plus de six millions d’années d’existence terrestre.
— Et la matière inorganique ? demanda le Skipetar.
— D’une certaine densité, d’une certaine structure cristalline, oui, bien des spécimens ont fait le voyage aller-retour en bonne condition. Je suis même parvenu à faire revenir deux formes de matière organique : de l’ambre et du charbon qui ont voyagé sans mal.
— Mais c’est très intrigant ! s’exclama le Premier Contemplateur du Vingt-Sixième Collège de Simb. La théorie du plissement temporel appartient à notre répertoire depuis bientôt soixante-quinze de vos années, très estimé Guderian, mais quant à sa démonstration… elle a échappé aux plus brillants esprits du Milieu Galactique… jusqu’à présent. Le fait que vous, un savant humain, ayez partiellement réussi là où tant d’autres ont échoué est certainement une confirmation supplémentaire des capacités uniques des Enfants de la Terre.
Le ton aigre-doux de ce discours ne fut pas perdu pour le Poltroyen dont les yeux rubis étincelèrent tandis qu’il déclarait :
— L’Amalgame de Poltroy, à la différence de certaines des autres races unies, n’a jamais douté que l’intervention n’ait été justifiée pleinement.