— Pour vous et votre Milieu, peut-être, fit Guderian à voix basse. (Dans ses grands yeux sombres, teintés de tristesse, derrière les lunettes sans monture, l’amertume put se lire.)
» Mais qu’en est-il de nous ? Nous avons dû abandonner tant de choses : nos diverses langues, la plupart de nos philosophies et de nos dogmes religieux, nos prétendus styles de vie improductifs… jusqu’à notre souveraineté humaine, même si une telle perte peut sembler risible aux intellects anciens du Milieu Galactique.
— Mais comment pouvez-vous douter de la sagesse de tout cela, professeur ? s’exclama l’homme de Shqipni. En tant qu’humains, nous n’avons abandonné que quelques babioles culturelles pour gagner une énergie suffisante, un lebensraum sans limites et le droit d’être membres d’une civilisation galactique ! A présent que nous n’avons plus à gaspiller notre temps et à simplement nous contenter de survivre, rien ne ralentira plus l’humanité ! Notre race commence à peine à utiliser son potentiel génétique, qui pourrait bien être plus grand que celui de tout autre peuple !
Le Londinien tiqua visiblement.
Le Premier Contemplateur dit d’un ton suave :
— Ah, la proverbiale capacité de reproduction humaine ! Avec elle, pas question de voir le fond du fond génétique. On se souviendra de la supériorité reproductrice bien connue de l’organisme adolescent comparé à celui de l’individu mature dont le germe, quoique moins prodigalement distribué, peut néanmoins bourgeonner avec plus de prudence à la poursuite d’optima génétiques.
— Avez-vous dit mature ? ricana le Skipetar, ou bien atrophié ?
— Collègues ! Collègues ! s’exclama le petit Poltroyen diplomate. Nous allons finir par agacer le professeur.
— Non, tout va bien, dit le vieil homme, mais il avait les traits gris et semblait malade.
Le Gi s’empressa de changer de sujet :
— Il est certain que cet effet dont vous venez de nous faire la démonstration serait un magnifique outil pour la paléobiologie.
— Je crains, répliqua Guderian, qu’au niveau galactique, l’intérêt pour des formes de vie disparues du couloir Rhône-Saône, sur Terre, soit limité.
— Mais, vous n’avez pas pu… euh… régler l’appareil pour d’autres secteurs ? demanda le Londinien.
— Hélas, non, mon cher Sanders. Pas plus que d’autres chercheurs ne sont parvenus à renouveler mon expérience en d’autres points de la Terre ou sur les autres mondes. (Il tapota sur une plaque de lecture.) Comme je l’ai mentionné ici, le problème est d’intégrer les subtilités de l’énergie géomagnétique. Cette région de l’Europe méridionale est certainement l’une des plus complexes de la planète sur le plan géomorphologique. Ici, dans les Monts du Lyonnais et le Forez, nous avons un avant-pays de la plus haute antiquité qui se trouve côte-à-côte avec de récentes intrusions volcaniques. Dans les régions proches du Massif Central, nous voyons encore plus clairement les effets du métamorphisme intracrustal, l’anatexis engendré au-dessus d’un ou plusieurs diapirs asthénosphériques ascendants[1]. A l’est, nous trouvons les Alpes, avec leurs prodigieux plissements de nappes. Au sud se trouve le Bassin Méditerranéen avec des zones de subduction active, et qui, incidemment, était dans une condition extrêmement particulière durant la Période du Pliocène Inférieur.
— Vous êtes donc dans une impasse, alors ? remarqua le Skiptera. Quel dommage que le Pliocène de la Terre n’ait pas été toujours aussi passionnant. Simplement quelques millions d’années pour marquer le passage du Miocène aux Glaciations. La queue du cénozoïque, pour ainsi dire.
Guderian se munit d’une petite pelle et d’une balayette et entreprit de nettoyer le belvédère.
— C’était un âge d’or, dit-il, juste avant l’aube de l’humanité rationnelle. Le climat y était favorable et la vie animale et végétale foisonnante. Un âge d’abondance, préservé, tranquille. Comme un automne avant le terrible hiver de la glaciation du Pleistocène. Rousseau aurait aimé le Pliocène ! Sans intérêt dites-vous ? Même de nos jours, dans ce Milieu Galactique, il y a des gens dont l’esprit est las et qui ne seraient certainement pas d’accord avec votre jugement.
Les savants échangèrent des regards.
— Si seulement ce n’était pas un voyage sans retour, commenta l’homme de Londinium.
Guderian restait calme.
— Aucun de mes efforts pour modifier le faciès de la singularité n’a abouti. Elle est fixée dans le Pliocène, sur les hautes terres de la vallée de ce fleuve vénérable. Et nous voici enfin au cœur du sujet ! Le voyage dans le temps, cette grande réussite, se révèle n’être qu’une simple curiosité scientifique.
Une fois encore, il eut son haussement d’épaules bien français.
— Mais les chercheurs qui viendront plus tard ne manqueront pas de tirer profit de vos travaux de pionnier, déclara le Poltroyen.
Et les autres s’empressèrent d’ajouter d’autres encouragements de leur cru.
— Il suffit, chers collègues, dit Guderian avec un rire. Vous avez été très aimables de rendre ainsi visite à un vieil homme. A présent, nous devons rejoindre Madame Guderian qui nous attend avec des rafraîchissements. Je lègue à des esprits plus subtils le soin de trouver une application pratique à cette petite expérience bizarre.
Il laissa tomber la poussière dans une corbeille et fit un clin d’œil à l’adresse des colons humains. Au fond de la corbeille, les cendres de l’hipparion se mirent à flotter en petits îlots gris sur la bave verte de l’extra-terrestre.
Première partie
Les adieux
1.
Mercedes Lamballe
Bryan Grenfell
Les trompettes brillantes sonnèrent en fanfare. La suite ducale quitta dans l’allégresse le Château de Riom. Les chevaux caracolaient et faisaient des courbettes comme on le leur avait appris. Ils devaient se montrer fougueux sans mettre en danger les dames, mal installées sur leurs selles d’amazone. Le soleil qui se levait faisait étinceler les caparaçons ornementés des montures, mais les cavaliers splendides recueillaient les applaudissements de la foule.
Les reflets bleu-vert de l’image des festivités sur le moniteur venaient assombrir les cheveux auburn de Mercédès Lamballe tandis que des points de lumière vive glissaient sur son mince visage.
— Les touristes, expliqua-t-elle à Grenfell, tirent au sort pour savoir qui fera partie de la procession des nobles. C’est bien plus drôle d’être avec le peuple, mais essayez donc de leur expliquer. Bien sûr, tous les rôles principaux sont tenus par des pros.
Jean, duc de Berry, leva le bras pour saluer la foule qui l’ovationnait. Il portait une longue houppelande du même bleu que ses armoiries, semée de fleurs de lys. Ses manches tombantes avaient été retroussées pour laisser voir la somptueuse doublure de brocart d’or. Les hauts-de-chausse du Duc étaient de pure soie blanche brodée de paillettes d’or et ses éperons étaient d’or massif. A son côté chevauchait le Prince Charles d’Orléans. Sa robe versicolore faisait voisiner l’écarlate royal avec le noir et le blanc, et son baudrier d’or épais était orné de clochettes tintinnabulantes. Derrière, suivaient les autres nobles, chatoyants comme une volée de fauvettes au printemps, suivis par leurs dames.
— N’y a-t-il pas un risque ? demanda Grenfell. Ces chevaux avec ces cavaliers non entraînés ? Je pense que vous devriez vous en tenir à des robots.
— Il faut que ce soit réel, dit Lamballe. Ceci est la France, ne l’oubliez pas. Ces chevaux ont été spécialement dressés pour leur intelligence et leur docilité.
En l’honneur du joli mai, la fiancée, la Princesse Bonne, était vêtue de soit vert malachite, de même que toute sa suite. Les jeunes filles nobles portaient la coiffe bizarre du début du quinzième siècle : des rubans d’or ornementés entretissés de joyaux qui étaient posés sur leurs cheveux nattés et leur faisaient comme des oreilles de chat. Le crêpage de la Princesse était encore plus extravagant, pareil à deux longues cornes dorées qui saillaient de ses tempes, avec un voile de baptiste blanc drapé autour des fils d’or.
— Envoyez les filles-fleurs, dit Gaston, de l’autre côté de la salle de contrôle.
Mercy Lamballe était assise, immobile, fascinée par l’image scintillante. L’antenne de son corset faisait paraître la coiffure médiévale de la princesse qui quittait le château presque banale en comparaison.
— Mercy, lui rappela doucement le réalisateur. Les filles-fleurs.
Lentement, elle tendit la main et sélectionna le canal pilote.
A nouveau, les trompettes sonnèrent et la foule des paysans-touristes poussa des Ooh ! Des dizaines de petites filles à fossettes, en robes courtes roses et blanches accoururent depuis les vergers, portant des corbeilles de fleurs de pommier. Elles se dispersèrent tout au long du chemin, devant la procession ducale et lancèrent leurs fleurs pendant que trombones et flageolets entamaient un air guilleret. Des jongleurs, des acrobates ainsi qu’un ours danseur se joignirent à l’assemblée. La Princesse adressa des baisers à la foule et le Duc distribua quelques pièces.
— Lancez les courtisans, dit Gaston.
La femme demeura immobile devant sa console de contrôle. Bryan Grenfell vit briller des gouttes de sueur sur son front et dans les boucles de ses cheveux auburn. Elle avait les lèvres serrées.
— Mercy, que se passe-t-il ? murmura-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien. (Elle avait la voix rauque, tendue.) C’est parti pour les courtisans, Gaston.
Trois jeunes gens, également vêtus de vert, surgirent en courant des bois et se portèrent au-devant de la procession des nobles, les bras chargés de branches feuillues. En riant, les dames en firent alors des tresses dont elles ceignirent les chevaliers de leur choix. Les hommes leur retournèrent le compliment en leur offrant des chapelets de friandises et tous reprirent leur chemin vers la prairie où les attendait le mât de mai. Entre-temps, pilotés par Mercy, des filles aux pieds nus et des garçons souriants distribuaient force fleurs et feuilles à l’assemblée à peine moins fière tout en criant : « Vert ! Vert pour le mai ! »
A la seconde précise, le pilote lança le Duc et sa suite qui entonnèrent, accompagnés par les flûtes :
1
Anatexis : fusion partielle formant un magma granitique – Diapir asthénosphérique : montée de roches salines de faible densité sur une couche visqueuse.