Ecoute, dans le château, cette autre voix exotique qui, oui, qui chante. Et des notes de gris et d’argent répondent plus faiblement à ce chant doré. Ecoute plus loin, aux abords du grand fleuve : un murmure étranger et complexe. Exultation, impatience, joie sombre anticipée, cruauté. (Abandonne. C’est atroce. Reviens plus tard.) Ecoute plus loin. A l’est, au nord, au nord-ouest, au sud. D’autres concentrations, des amas dorés amorphes qui signalent la présence d’autres esprits exotiques artificiellement amplifiés. Les pensées sont trop nombreuses et floues pour ton esprit encore convalescent, et pourtant si douloureusement semblables aux réseaux métapsychiques de ton Milieu à jamais perdu.
Ecoute les anomalies ! Les bégaiements doux, les assauts puérils. D’autres esprits inhumains… cette fois, non amplifiés par les torques. D’authentiques opérants ? Qui ? Où ? Pas de données précises, mais ils sont nombreux. Ecoute les filigranes ténus de frayeur, de douleur, de résignation… Dieu sait d’où ils te proviennent. Retire-toi. Dépasse-les, écoute plus loin. Ecoute.
Oui ! Un contact léger, au nord. Il disparaît avec un spasme d’appréhension au premier toucher. Un Tanu ? Un émetteur humain amplifié ? Tu appelles mais tu ne reçois pas de réponse. Tu essaies encore. Tu projette l’amitié et le besoin, mais toujours sans réponse… Peut-être était-ce le fait de ton imagination.
Loin, plus loin. Essaie d’écouter tout l’Exil. Certains d’entre vous sont-ils là, sœurs et frères de mon esprit ? Quelqu’un peut-il émettre sur le mode humain que les exotiques ne peuvent pas connaître ? Répondez. Répondez à Elizabeth Orme, émettrice-rédactrice-chercheuse. Répondez à son espoir, sa prière ! Répondez…
Auréole de la planète. Emanations venues de formes de vie inférieures. Chuchotements mentaux de l’humanité ordinaire. Les Tanu qui jacassent avec leurs laquais sous le torque. Murmure ambigu venu de l’autre côté du monde, évanescent comme le souvenir d’un rêve. Réel ou reflété ? Projection ou écho ? Imagination ou message ? Cherche. Retrouve. Perdu. Tu flottes, désespérément, et tu sais qu’il n’a pas existé. La Terre est muette.
Va au-delà du halo du monde. Voici le grondement-diapason du soleil caché, les arpèges plus faibles des étoiles, les tintements des planètes, de la vie. Aucune trace d’humanité méta-psychique ? Appelle les Lylmik, les anciens et fragiles artisans des prodiges de l’esprit… mais ici, en ce temps, ils n’existent pas encore. Appelle les Krondaku, frères-psychiques malgré leur forme effrayante… mais eux aussi ne sont encore que des embryons, sur leur monde, tout comme les Gi, les Poltroyens, et les rudes Simbiari. Tout l’univers vivant est encore dispersé, l’esprit encore enchaîné à la matière. Le Milieu vit son enfance et le Masque de Diamant n’est pas encore né. Nul n’appelle. Personne à qui répondre.
Elizabeth se retira.
Ses yeux contemplaient ses mains, l’anneau de diamant qui symbolisait son pouvoir et qui brillait doucement, d’un éclat moqueur, lui semblait-il. De banales images mentales venaient la lécher, l’éclabousser. L’émission sub-vocale du soldat Billy, qui ruminait les charmes vieillissants mais offerts d’une certaine tenancière de taverne dans une cité appelée Roniah. L’autre garde, Seung Kyu, qui pensait aux sommes qu’il allait parier dans quelque tournoi dont l’issue, depuis un certain temps, pouvait être modifiée par la participation de Stein. Le captal émettait des ondes de douleur. Le furoncle, sous son aisselle, était enflammé par la friction de la cuirasse de bronze. Stein dormait apparemment toujours, sous l’influence du torque gris qu’il portait au cou. Aiken et la femme nommée Sukey projetaient un écran mental rudimentaire mais efficace pour abriter leurs manigances. Creyn était en grande conversation verbale avec l’anthropologue, discutant de l’évolution de la société Tanu depuis l’ouverture de la Porte du Temps.
A son tour, Elizabeth tissa un écran psychique aussi impénétrable que le diamant de son futur saint patron et derrière lequel elle put pleurer, laisser déferler l’amertume, la rage et le chagrin. Elle n’avait fui la solitude et le deuil que pour les retrouver sous une autre forme, et plus âpres. Elle se laissait dériver, enveloppée dans le feu de sa douleur. Son visage était aussi serein que celui d’une statue et son esprit aussi inaccessible que les étoiles du Pliocène qui la baignaient de leur clarté.
— …Le Vaisseau n’avait aucun moyen de savoir que ce soleil entrerait bientôt dans une période prolongée d’instabilité sous l’effet de l’explosion d’une supernova voisine. Cent ans après notre arrivée, un enfant seulement sur trente fécondations arrivait à terme. Et la moitié seulement étaient normaux. Nous vivons longtemps, d’après les critères humains, mais nous étions menacés d’extinction si nous ne pouvions rien contre ce désastre.
— Vous auriez pu repartir, tout simplement…
— Notre Vaisseau était un organisme vivant. Il est mort héroïquement en nous amenant sur Terre. Le saut intergalactique que cela avait représenté était sans précédent dans l’histoire de notre race… Non, nous ne pouvions plus repartir. Il nous fallait trouver une solution. Le Vaisseau et son Epouse avaient choisi la Terre à cause de la compatibilité de plasma qui existait entre nous et la forme de vie la plus évoluée de ce monde, le ramapithèque. Ce qui nous permit de les dominer grâce à nos torques…
— De les réduire en esclavage, voulez-vous dire.
— Pourquoi user d’un terme aussi péjoratif, Bryan ? Vos contemporains parlent-ils d’esclavage à propos des baleines ou des chimpanzés ? Les ramas sont à peine plus intelligents. Vous auriez préféré que nous demeurions à l’Age de la Pierre ? Nous sommes venus ici volontairement, afin de poursuivre une vie qui n’était plus admise entre les mondes de notre galaxie. Mais nous ne voulions pas vivre dans des cavernes et nous nourrir de racines et de baies.
— Retirons ce mot. Ainsi, les ramas sont devenus vos serviteurs et ont joyeusement partagé votre existence jusqu’à l’apparition de taches sur le soleil. Vos ingénieurs généticiens leur ont alors trouvé un nouvel usage, je présume.
— Ne placez pas notre technologie au niveau de la vôtre, Bryan. A ce stade de notre vie raciale, nous restons de piètres ingénieurs, que ce soit en génétique ou autres disciplines. Tout ce que nous avons su faire, c’est utiliser les femelles ramas pour porter les ovules fécondés. Notre taux de reproduction s’en est trouvé très légèrement augmenté. Mais ce n’était au mieux qu’un expédient. Vous comprenez donc à quel point l’arrivée des premiers voyageurs humains, génétiquement compatibles et virtuellement immunisés contre les effets des radiations, nous a semblé providentielle.
— Oui, tout à fait… Mais vous devez reconnaître cependant que cela n’est à l’avantage que d’un seul parti.
— En êtes-vous certain, Bryan ? N’oubliez pas que ce sont pour la plupart des humains dévoyés, détraqués, qui prennent la décision de partir pour l’Exil. Nous autres Tanu nous avons beaucoup à leur offrir. S’ils possèdent des métafonctions latentes, ce qu’ils gagneront dépassera tous leurs rêves. Et nous ne demandons que si peu en retour.
Une piqûre dans son esprit.
Arrête.
Tictictictic.
Va-t’en, Aiken.
Une, deux piqûres.
Sors, Elizabeth. Viens. Aide-moi. J’ai tout fichu en l’air.