— Je te laisse les chauve-souris, dit Aiken avec un regard noir. Puis il lança sa monture en avant et la troupe se remit en branle.
Elizabeth s’ouvrit à Sukey, pour essayer de calmer sa peur et d’apaiser son amertume.
J’aimerais t’aider, petite sœur d’esprit. Calme-toi. Veux-tu ?
(Le chagrin tenace qui s’effrite lentement.) Oh, pourquoi pas. J’ai vraiment tout saccagé.
C’est fini, à présent. Calme. Laisse-moi te connaître…
Sue-Gwen Davies. Vingt-sept ans. Née et élevée sur la dernière des colonies orbitales du Vieux Monde. Ex-jeune officier, toute vibrante d’une solide empathie et d’instinct maternel à l’égard des jeunes et infortunés compagnons. Les adolescents du satellite étaient entrés en insurrection contre l’existence artificielle choisie pour eux par les idéalistes technocrates qu’avaient été leurs grands-parents, et le Milieu, tardivement, avait voté le démantèlement de la colonie. Sukey Davies s’en était réjouie, même si son poste devenait du même coup inutile. Elle n’entretenait aucune loyauté envers le satellite et ne voyait pas le moindre intérêt philosophique dans une expérience qui avait été périmée au lendemain de la Grande Intervention. Toutes ses heures de travail, elle les avait passées à essayer de comprendre des enfants qui résistaient obstinément au conditionnement nécessaire pour survivre dans cette ruche orbitale.
Après l’évacuation de la colonie, Sukey descendit sur Terre. Ce monde qu’elle avait contemplé de là-haut pendant tant d’années. Là, elle trouverait le paradis, la paix. Elle en était certaine ! La Terre était le Jardin d’Eden. Mais elle ne trouva pas la moindre trace de la terre promise sur ce monde poli, organisé, aux continents fourmillants et fiévreux.
La terre promise devait être à l’intérieur.
Elizabeth fut déconcertée. L’esprit de Sukey était d’une intelligence modérée, volontaire, bienveillant, avec un potentiel rédactif latent et une faculté d’émission mineure. Mais Sukey Davies était convaincue que la Terre était creuse ! Elle avait pioché dans de vieilles microfiches introduites en contrebande dans la colonie par des excentriques et des mystiques et découvert ainsi les concepts de Bender, de Giannini, de Palmer, de Bernard et Souza. Elle avait été fascinée par l’idée de cette Terre creuse éclairée par un petit soleil central, ce pays paisible et calme peuplé de nains affables pleins de sagesse et de lumières. Les contes les plus anciens ne parlaient-ils pas d’Asar, d’Avalon, des Champs Elysées, de Ramantsu, de l’Ultima Thule ? Même l’Agharta des Bouddhistes, disait-on, devait être reliée par des tunnels aux lamaseries du Tibet. Toutes ces rêveries ne semblaient en rien outrées aux yeux de Sukey car elle avait vécu jusque-là à l’intérieur d’un cylindre long de vingt kilomètres à peine, qui tournoyait perpétuellement dans l’espace. Il semblait tout à fait logique que la Terre, elle aussi, fût creuse.
Sur le Vieux Monde, les gens répondirent par des sourires quand elle leur expliqua l’objet de sa quête. Il s’en trouva quelques-uns pour l’accompagner un temps et l’aider à dépenser ses dernières indemnités.
Au terme de nombreuses explorations personnelles, elle conclut qu’il n’existait pas d’ouvertures aux pôles permettant d’accéder au cœur du monde, même protégées par des mirages, contrairement à ce qu’avaient annoncé certains auteurs du passé. Il lui était également impossible de gagner le royaume intérieur par les cavernes de Xizang. Finalement, elle s’était rendue au Brésil. Un auteur prétendait qu’il existait, dans la lointaine Serra du Roncador, l’entrée d’un tunnel qui conduisait à Agharta. Un vieil indien Murcego, devinant qu’il pouvait y avoir une petite prime à la clé, lui raconta que le tunnel, certes, avait bel et bien existé, mais que, malheureusement, il avait été obturé totalement par un séisme « bien des siècles dans le passé ».
Sukey avait ruminé tristement cette information durant trois semaines avant de conclure que, pour retrouver l’entrée du tunnel, il lui fallait d’abord remonter dans le passé.
Et ainsi avait-elle fait son entrée dans le Pliocène, vêtue de jupons gallois comme ses ancêtres.
Creyn dit que son peuple a fait de ce pays un paradis !
Oh, Sukey !
Oui ! Oui ! Et moi, guérisseuse, toute-puissante guérisseuse, j’y crois ! Il l’a promis, promis !
Du calme. Tu peux devenir une grande méta-traitante. Mais pas instantanément. Il y a beaucoup à apprendre chère. Ecoute-suis-agis.
Je le veux/j’en ai besoin. Pauvre Stein ! Et tous ces autres que je pourrais aider. Tu les sens toi aussi tout autour de nous ?
Elizabeth se retira soudain de l’esprit fébrile et immature de Sukey et chercha. Oui, il y avait eu quelque chose. Une chose totalement étrangère à son expérience qui n’avait fait que scintiller brièvement aux limites de son champ de perception, au début de cette soirée. Qu’était-ce ? L’énigme refusait de se résoudre en une image mentale identifiable. Pas encore. Elle mit le problème de côté et revint à Sukey. Elle devait commencer son instruction. Ce serait une tâche difficile qui l’occuperait pour un certain temps. Dieu merci.
8.
La troupe chevaucha pendant trois heures dans la nuit fraîche et noire en direction de la vallée du Rhône. Ils quittèrent le plateau pour s’engager sur une piste qui descendait en pente raide à travers une forêt si dense que les étoiles disparurent bientôt. Les deux soldats allumèrent de grands flambeaux et se placèrent en tête et en queue de la colonne. En silence, ils continuèrent de progresser vers l’est, mais des ombres sinistres semblaient maintenant les suivre entre les fûts tourmentés des arbres géants.
Aiken se pencha vers Raimo, qui chevauchait à côté de lui.
— Effrayant, non ? Je m’imagine tous ces vieux chênes-liège et ces énormes châtaigniers en train d’essayer de m’agripper avec leurs branches…
— Tu dis des idioties, fit l’autre. Il y a vingt ans que je travaille en forêt, dans la Réserve Mégapode. Je n’ai jamais eu peur des arbres.
Aiken ne se laissa pas démonter pour autant.
— Ah, c’est donc pour ça que tu as cet équipement de bûcheron… Mais alors, si tu connais les arbres, tu dois aussi savoir que les botanistes prétendent qu’ils sont doués d’une sorte de conscience primitive. Est-ce que tu ne penses pas que plus la plante est vieille, plus elle doit être accordée au Milieu ? Regarde ces arbres, là… Ne me dis pas qu’on trouvait des feuillus comme ça, avec des troncs de huit mètres de diamètre, sur la Terre que nous avons quittée ! Bon Dieu, ces petits machins doivent être des milliers d’années plus vieux que n’importe quel arbre de la Vieille Terre, Essaie de leur parler ! Sers-toi de ton torque d’argent. On ne te l’a pas donné pour te réchauffer la pomme d’Adam ! Eh, les vieux arbres ! Les anciens, les méchants… Tu ne sens donc pas toutes ces mauvaises vibrations qui viennent de la forêt ? Ils doivent nous en vouloir de pénétrer ici. Us doivent même deviner que, dans des millions d’années, ce seront des humains qui les détruiront. Peut-être qu’ils nous haïssent !
— Je vais te dire ce que je pense, dit Raimo avec une froide hostilité. Tu essaies de me ridiculiser, comme tu as fait pour Sukey. Mais tu ferais aussi bien de ne pas insister.
Aiken se sentit brusquement soulevé de sa selle. Les chaînes qui maintenaient ses chevilles se tendirent et il fut soudain comme un supplicié au pilori. Il se retrouvait dangereusement près des plus basses branches.
— Eh ! C’était seulement pour plaisanter ! Ça me fait mal !
En ricanant, Raimo augmenta un peu plus la tension.