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Serre. Cogne contre l’étreinte glaciale de ce maudit Finno-Canadien. Qu’il te lâche, te lâche !

Aiken retomba en selle avec une violence qui fit broncher le chaliko. Creyn se retourna et dit :

— Raimo Hakkinen, vous avez un penchant pour la cruauté. Il conviendra de le corriger.

— Je me demande si tous les Tanu penseraient comme vous, dit l’ancien bûcheron d’un ton insolent. En tout cas, vous feriez mieux de calmer ce petit merdeux. Des arbres-fantômes… Non, mais…

— De nombreuses sociétés anciennes considéraient que les arbres avaient des pouvoirs particuliers, insista Aiken. N’est-ce pas, Bryan ?

— Eh, oui, certes, dit l’anthropologue, amusé. Dans l’ancien monde du futur, si je puis dire, les cultes arboriphiles étaient quasi universels. Tout l’alphabet divinatoire des Druides était fondé sur les arbres et des buissons. Il semble que c’était la survivance d’une religion plus ancienne, plus vaste, organisée autour du culte de l’arbre dans la plus haute antiquité. Les Scandinaves adoraient un gigantesque frêne appelé Yggdrasil. Les Grecs offraient des cendres au dieu de la mer, Poséidon. Pour les Romains, les bouleaux étaient sacrés. Le rowan était chez les Grecs et les Celtes le symbole du triomphe sur la mort. L’aubépine était associée aux orgies et au mois de mai, de même que le pommier. Quant aux chênes, ils furent l’objet de cultes dans toute l’Europe pré-civilisée. Pour quelque raison, ils sont particulièrement vulnérables à la foudre et les anciens les avaient assimilés au dieu du tonnerre. Les Grecs, les Romains, les Gaulois, les Bretons, les Teutons, les Lithuaniens, les Slaves : tous considéraient le chêne comme un arbre sacré. Dans le folklore de presque tous les pays d’Europe on trouve des êtres surnaturels qui vivent dans certains arbres ou hantent les profondeurs des forêts. Les Macédoniens avaient les dryades, les Styriens des vilyas, les Germains des Seligen Fraülein et les Français leurs Dames Vertes. Tous, des esprits sylvestres. Les Scandinaves eux aussi croyaient à l’existence de certains habitants des forêts, mais j’ai oublié le nom qu’ils leur donnaient —

— Skogsnufvar, dit Raimo, inopinément. C’est mon grand-père qui me l’a appris. Il était des Iles Asland, où l’on parle le suédois. On y raconte aussi toutes sortes de contes de fées à dormir debout.

— Ah, l’orgueil ethnique ! clama Aiken.

Ce qui déclencha bien évidemment une nouvelle rixe psychique, le bûcheron frappant le premier avec son pouvoir kinétique augmenté et Aiken ripostant avec toute sa force coercitive, essayant de forcer Raimo à se plonger un doigt dans la gorge.

— Par toute l’Omnipotence de Tana, ça suffit ! lança Creyn.

En grommelant, les doigts rivés à leur torque, les deux adversaires se séparèrent et s’isolèrent dans un silence rancunier, comme deux enfants réprimandés.

Raimo prit une grande flasque d’argent dans son sac et but au goulot. Aiken retroussa les lèvres en le regardant.

— Demerara de la Compagnie de la Baie d’Hudson, annonça le forestier. Cinquante et un degrés tout juste. C’est pour les hommes seulement. Ça vous bouffe le cœur.

— Parlez-nous de ces Skogsnufvar, Bryan, demanda la voix douce d’Elizabeth. Quel drôle de nom. Etaient-ils beaux ?

— Oh, oui… Ils avaient des corps harmonieux, de longs cheveux blonds… et une queue ! L’archétype standard de l’anima-femelle menaçant, qui attire les hommes au fond des bois pour leur faire l’amour. Et ensuite, ces pauvres malheureux sont au pouvoir de ces elfes-filles. Celui qui essaie de leur échapper tombe malade et meurt, ou bien il devient fou. On parle de victimes des Skogsnufvar en Suède jusqu’au XXe siècle !

— Dans le folklore gallois, on trouve aussi des créatures de ce genre, dit Sukey. Mais elles vivent dans les lacs, et pas dans les forêts. On les appelle des Gwragedd Annwn et elles dansent sur l’eau dans la brume, au clair de lune, et elles attirent les voyageurs dans leurs palais, au fond du lac.

— Un thème folklorique très courant, commenta Bryan. Le symbole est évident. En tout cas, on ne peut qu’avoir de la peine pour les elfes mâles. On dirait qu’ils n’ont pas eu droit à leur part de rigolade !

La plupart des humains s’esclaffèrent, y compris les gardes.

— Est-ce qu’il existe des légendes similaires chez votre peuple, Creyn ? demanda l’anthropologue. Ou bien votre culture n’a-t-elle engendré aucun conte de fées ?

— Nous n’en avions pas besoin, répliqua le Tanu sur un ton de rebuffade.

Une idée bizarre s’imposa à Elizabeth. Elle tenta de tromper les défenses de Creyn avec une micro-sonde.

Ah, Elizabeth, surtout pas ! Assez de ces petits jeux mesquins pour savoir qui est le meilleur.

(Innocence incrédule sarcastique méprisante.)

Absurde. Je suis civilisé fatigué mais plein de bonne volonté envers vous et les vôtres et même vulnérable à l’extrême limite. Mais pas tous ceux de ma race. Attention Elizabeth. Ne refusez pas à la légère les Tanu. Souvenez-vous de l’histoire du puffin.

Le puffin ?

C’est une histoire d’enfant. Elle nous vient d’un éducateur humain qui a vécu avec nous et qui est mort depuis longtemps.

Un oiseau solitaire unique de son espèce mangeait des poissons et pleurait sur sa solitude. Les poissons lui offrirent leur amitié s’il cessait de les dévorer. Il accepta le marché et changea son manger. Car pour le puffin, les poissons étaient les seuls compagnons.

Comme les Tanu le sont pour moi ?

Affirmatif, Elizapuffin.

Elle éclata de rire et Bryan et les autres la regardèrent, surpris.

— On dirait que quelqu’un chuchotait derrière nos esprits, remarqua Aiken. Tu veux nous faire partager cette bonne plaisanterie, ma douce ?

— C’était sur moi qu’on plaisantait, Aiken, dit sèchement Elizabeth. (Elle se tourna vers Creyn.) Faisons une trêve. Pour l’instant.

L’exotique inclina la tête.

— Alors permettez-moi de changer de sujet. Nous approchons du fond de la vallée. Nous nous reposerons cette nuit dans la cité de Roniah. Demain, nous poursuivrons notre voyage mais de façon plus agréable, en bateau. Nous devrions arriver dans notre capitale, Muriah, dans moins de cinq jours, si les vents sont favorables.

— Des bateaux à voile sur un fleuve aussi impétueux que le Rhône ? demanda Bryan, stupéfait. A moins qu’il ne soit plus calme ici, au Pliocène.

— Vous en jugerez par vous-même, de toute façon. Cependant nos bateaux sont très différents de ceux que vous avez pu connaître. Les Tanu n’apprécient guère la navigation. Mais avec l’arrivée des humains, nous avons commencé à dessiner et à construire des embarcations sûres, pour le transport de passagers mais aussi pour acheminer les denrées essentielles depuis le nord, plus particulièrement de Finiah et de Goriah, dans la région que vous appelez la Bretagne, vers les territoires du sud dont le climat nous convient mieux.

— J’ai apporté un bateau à voile, dit Bryan. Est-ce que l’on m’autorisera à m’en servir ? J’aimerais visiter Finiah et Goriah.

— Comme vous le constaterez, remonter le courant n’est pas toujours possible. C’est pour cela que nos transports dépendent des caravanes, des chalikos et d’autres bêtes de somme plus grosses encore que nous appelons les hellades et qui ressemble à des girafes à col court. Mais il est certain qu’au cours de vos recherches, vous visiterez plusieurs de nos cités.

— Sans torque ? lança Raimo. Et vous lui feriez confiance ?

Creyn se mit à rire.

— Nous avons quelque chose qu’il désire.

Bryan tiqua mais il ne mordit pourtant pas à l’hameçon. Il se contenta de remarquer :

— Ces denrées qui vous sont essentielles… Je suppose qu’elles sont surtout alimentaires, n’est-ce pas ?