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Avant l’aube, il pourrait alors faire un autre relevé pour vérifier la situation du pôle. Sinon, il devrait recommencer la nuit suivante avec un écart de temps suffisant pour la variation d’angle.

Il régla l’alarme de son chronomètre pour 0330 et se félicita de n’avoir pas obéi à l’impulsion qu’il avait eu de le jeter dans la roseraie de madame Guderian lorsqu’il avait quitté l’univers, par ce matin pluvieux qui semblait si lointain. Et qui ne datait que d’une vingtaine d’heures.

10.

Bien que Creyn lui eût expliqué brièvement à quoi il devait s’attendre, Bryan fut presque subjugué en découvrant la cité de Roniah, au bord du fleuve. Après avoir suivi un sombre canyon taillé dans le grès et vaguement éclairé par les torches des gardes, la troupe émergea sur une butte qui dominait le confluent du Rhône et de la Saône et Bryan put contempler la ville, sur la berge orientale, un peu au sud de la presqu’île boisée qui séparait les deux cours d’eau.

Roniah avait été bâtie sur une éminence, à quelque distance de la berge. La base de la colline était entourée d’un rempart de terre que couronnait un épais mur fortifié. Sur toute la longueur, des feux brillaient, formant comme un collier de perles orangées. Tous les cent mètres environ se dressaient de hautes tours carrées. Entre les créneaux, d’autres torches brûlaient, ainsi qu’aux fenêtres et aux quatre angles. De petits lampions révélaient les moindres détails d’architecture de la gigantesque poterne qui ouvrait sur la cité. Bryan vit que l’avenue, longue de plus de cinq cents mètres, qui menait à la poterne, était bordée de colonnes surmontées de torches géantes. L’allée centrale était émaillée de dessins géométriques, pelouses bordées de luminaires ou parterres de fleurs.

D’où il se trouvait, Bryan pouvait embrasser du regard toute la cité. Elle était spacieuse et la plupart des maisons étaient basses, réparties sur des rues larges qui sinuaient dans l’agglomération. Minuit était passé et la plupart des fenêtres des demeures étaient obscures, mais, au bord de chaque toit, il y avait de minuscules points lumineux, de même que sur les balcons et les parapets. Près du fleuve se dressaient des constructions plus importantes, de hauteurs différentes, plus élancées que les autres, tout autant illuminées, mais baignées de couleurs qui ne rappelaient en rien l’orangé des luminaires à l’huile. Chaque façade de ces bâtiments, remarqua Bryan, était bleue, verte, ambre ou aigue-marine. Et de nombreuses fenêtres brillaient dans la nuit.

— On dirait une ville de conte de fées ! souffla Sukey. Avec toutes ces lumières qui brillent !

Creyn s’était approché. Il dit :

— Chaque habitant de Roniah doit contribuer à l’éclairage urbain. Généralement, c’est de l’huile d’olive que l’on brûle, car elle est extrêmement commune. Les bâtiments Tanu que vous voyez sont éclairés par des moyens plus sophistiqués, des lampes qui fonctionnent par l’accumulation des émanations métapsychiques.

Ils se remirent en route. La piste se transforma bientôt en une route pavée de granit qui s’élargit peu à peu comme ils approchaient de la grande avenue à colonnes. Bryan remarqua alors des structures de bambou disposées à intervalles réguliers, séparées par des buissons et des bouquets de palmiers. Creyn lui expliqua que c’était autant de stands destinés à accueillir chaque mois les artisans locaux aussi bien que les marchands venus avec les caravanes de toutes les régions pour proposer des produits de luxe. Une fois l’an, il y avait une grande foire et les visiteurs accouraient de toute l’Europe occidentale.

— Et pour les denrées alimentaires ? s’enquit Bryan. Vous n’avez pas de petits marchés quotidiens ?

— La viande est notre principale ressource. Les chasseurs professionnels, tous des humains, ramènent d’importantes quantités de gibier dans les plantations qui se trouvent plus au nord, aussi bien dans la vallée du Rhône que de la Saône. Les péniches nous les apportent en même temps que les fruits, les céréales et d’autres denrées, comme l’huile d’olive ou le vin. Dans les plantations, la production alimentaire est en grande partie assurée par les ramas. Dans le passé, nous supervisions nous-mêmes le travail. Maintenant, ce sont les humains qui s’en chargent.

— Et vous n’avez pas le sentiment de courir un risque ?

Creyn sourit. Ses yeux étincelèrent dans la clarté des torchères.

— Pas le moindre. Tous les humains qui détiennent des postes-clés portent des torques. Mais il faut essayer de comprendre que la coercition est rarement nécessaire. Si nous exceptons quelques cas extrêmes de dérangement mental, vos pareils, dans l’ensemble, considèrent l’Exil comme un monde de bonheur.

— Les femmes aussi ? demanda Elizabeth.

Imperturbable, Creyn répliqua :

— Les femmes non-métas les plus modestes de notre communauté sont exemptées de toute corvée. Elles peuvent librement choisir leur occupation, à moins qu’elles ne préfèrent vivre dans l’indolence. Elles peuvent aussi avoir des amants, avec cette seule restriction que nous seuls pouvons leur faire des enfants. Mais les humains dont les gènes portent les codons de la métafonction jouissent d’un statut privilégié. Ils sont accueillis dans notre société comme des égaux. La période probatoire dure un certain temps, mais ceux qui prouvent qu’ils sont loyaux envers les Tanu échangent à la fin leur torque d’argent pour un torque d’or.

— Les femmes et les hommes ? demanda Aiken avec une moue ironique.

— Les hommes et les femmes indifféremment. Je suis certain que vous pouvez maintenant comprendre notre stratégie de reproduction. Non seulement nous consolidons génétiquement nos défenses contre les effets du rayonnement, mais nous incorporons de nouveaux gènes métas. Nous espérons devenir à terme des métas totalement évolués. (Il hocha la tête à l’intention d’Elizabeth.) Comme vous le ferez dans six millions d’années. Alors, nous pourrons nous passer de la contrainte de nos torques d’or.

— Vastes projet, dit Elizabeth. Et comment arrivez-vous à la concilier avec la réalité de l’avenir de cette Terre… sans Tanu ?

Creyn sourit doucement.

— Il en sera selon la volonté de la Déesse. Six millions d’années, c’est long. Je crois que les Tanu se conteront avec reconnaissance d’un petit segment de tout ce temps.

Ils approchaient de la poterne. Elle était large de douze ou treize mètres, deux fois plus haute, faite de poutres titanesques renforcées de plaques de bronze.

— On ne voit pas grand monde à cette heure de la nuit, on dirait, remarqua Aiken.

— Il y a les animaux sauvages et d’autres dangers, dit Creyn. La nuit, les humains ne sortent pas, si ce n’est pour des tâches que nous leur confions.

— Intéressant, commenta Bryan. Ces murailles doivent mettre la cité à l’abri de tous les rôdeurs nocturnes, pratiquement. Ces créneaux, ces remparts sont plus qu’une protection contre les animaux. Ou même contre des humains… dissidents. J’ai cru comprendre qu’il en existait un certain nombre.

— Oui. (Creyn agita la main en un geste désinvolte.) C’est le moindre de nos soucis.