— Alors pourquoi ces fortifications ?
— Les Firvulag. Surtout pour les Firvulag.
Ils s’arrêtèrent devant la poterne. Au-dessus de l’arche, il y avait le même masque d’or que celui qui dominait l’entrée du Château de la Porte. Le captal Zdenek, accompagné d’un soldat portant une torche, se dirigea vers une niche obscure. Il détacha une chaîne accrochée au cintre. A l’extrémité se trouvait une boule de pierre enrobée de mailles de métal qui devait avoir plus de cinquante centimètres de diamètre. Zdenek recula tout en brandissant la boule, se retourna, visa rapidement et la lança sur la poterne dans un violent mouvement pendulaire. Elle frappa un tympan de bronze noir scellé dans le battant et un son énorme et sourd s’éleva, pareil à celui d’une cloche d’église du Vieux Monde. Tandis que le soldat remettait la boule en place dans sa niche, la poterne commença à s’ouvrir.
Creyn s’avança seul, dressé sur ses étriers, sa robe rouge et blanche flottant derrière lui dans le courant d’air soudain venu de la cité. Il lança trois mots étranges tout en transmettant une image mentale d’une complexité telle qu’Elizabeth ne parvint pas à la déchiffrer.
Deux escouades de soldats humains coiffés de casques à cimier se tenaient au garde-à-vous de part et d’autre de l’entrée. Leurs armures de bronze ciselé brillaient comme de l’or dans la clarté des innombrables luminaires. Au-delà, alignés de chaque côté de la rue, il y avait les ramas. Chacun d’eux arborait un collier de métal et un tabard bleu et or et tenait une baguette faite d’une sorte de verre, terminée par un point lumineux, tantôt bleu, tantôt ambré.
Creyn et sa suite s’avancèrent alors et les petits ramapithèques trottèrent derrière les chalikos, escortant les cavaliers dans les rues de la ville endormie. Ils atteignirent une place où une grande fontaine était illuminée par des lanternes flottantes qui transformaient en étincelles les gouttelettes d’eau. Le captal Zdenek salua alors Creyn et, flanqué de ses deux soldats, Billy et Seung Kyu, s’éloigna en direction de baraquements qui devaient sans doute être leur étape pour la nuit. Les voyageurs du Temps examinèrent ces demeures obscures, dont seules les formes étaient dessinées par des myriades de lampes à huile placées dans les gouttières, les murs et les balustrades. Apparemment, dans le secteur humain de la cité, on construisait à partir de la pierre et du mortier, du torchis quasi-biblique, du demi-boisage, avec des murs épais pour l’isolation, des toits de tuiles, des loggias ombragées par la vigne et des petits patios plantés de lauriers, de palmiers, et de canneliers.
— Imitation Tudor baroque, se dit Bryan. L’humanité, à six millions d’années de distance dans le Temps, n’avait rien perdu de son sens de l’humour.
Il n’y avait pas un seul être humain en vue mais, ici et là, ils aperçurent d’autres petits ramas, tous vêtus de tabards de différentes couleurs, occupés à des tâches mystérieuses, poussant de petites charrettes bâchées. Détail étrangement rassurant : un chat siamois traversa l’avenue devant eux avant de disparaître par une fenêtre ouverte.
Les cavaliers approchaient maintenant d’un complexe de bâtiments plus importants, proches du fleuve. Ils avaient été construits dans un matériau qui ressemblait au marbre blanc. Un mur ornemental les séparait du reste de la cité. De larges escaliers y étaient ouverts et, au sommet, le parapet était décoré d’urnes fleuries. Ici, de grands bougeoirs d’argent remplaçaient les luminaires de métal découpé ou de céramique. Au-delà, les demeures Tanu étaient éclairées par des lanternes à facettes bleues, vertes et ambrées qui contrastaient de façon sinistre avec les lampes à huile des rues de la cité. Pourtant, quelques détails familiers éveillèrent l’émotion des voyageurs : des nénuphars dans un bassin de mosaïque, des roses jaunes grimpantes sur un délicat treillage de marbre de filigrane, le chant d’un rossignol, tiré du sommeil par leur passage.
Ils pénétrèrent dans une cour cernée de bâtiments blancs aux façades ornementées. Une haute porte s’ouvrit devant eux et, brusquement, ils furent éblouis par un flot de lumière dorée. Les ramas se remirent en rang, solennellement, et des serviteurs humains surgirent. Ils prirent les brides des chalikos, ôtèrent les chaînes des chevilles des prisonniers et les aidèrent à descendre de selle.
Vinrent alors les Tanu, ils étaient peut-être vingt ou trente, ils riaient et interpellaient Creyn dans leur langue étrange. Certains se regroupèrent autour des voyageurs et se mirent à discuter avec exubérance dans un Anglais Standard aux accents musicaux. Ils portaient des robes et des jupes de tissu fin aux couleurs vives ainsi que des bijoux baroques : larges colliers ciselés et incrustés de pierres, rubans de brocarts et de joyaux. Toutes les femmes avaient un cercle de joyaux dans les cheveux. Parmi les exotiques, il y avait quelques humains, vêtus de façon aussi voyante, mais leurs torques étaient d’argent. Bryan étudia avec curiosité ces exilés privilégiés. Ils semblaient socialement intégrés à la race dominante et tout aussi impatients que les Tanu de faire la connaissance des nouveaux prisonniers.
Seul de tout le groupe, Aiken semblait à son aise. Dans sa combinaison scintillante, pareille à du métal liquide, il circulait dans l’assistance, s’inclinant dans des parodies de révérence devant les grandes femmes Tanu qui riaient à gorge déployée en le voyant. A l’écart, Bryan observait la scène. Les nobles Tanu se montraient pleins de sollicitude, s’enquéraient du confort des prisonniers, plaisantaient à propos de l’incongruité de la situation, essayant visiblement de donner aux exilés l’impression qu’ils étaient les bienvenus et que l’on avait grand besoin d’eux. Il ne faisait aucun doute que les échanges mentaux étaient aussi denses que les bavardages et il se demanda quel genre de stimulant psychique pouvait agir à ce point au plus bas niveau de la conscience en voyant que le sombre Raimo et la languide Elizabeth étaient brusquement décontractés et se mêlaient à l’assemblée.
— Nous ne voudrions pas que vous restiez à l’écart, Bryan.
L’anthropologue se retourna et découvrit un grand mâle exotique. De taille élancée, il était vêtu d’une simple robe bleue et lui souriait. Son visage était harmonieux, avec des yeux un peu trop enfoncés, mais le pli de ses lèvres était le même que celui de Creyn. Bryan se demanda si cela pouvait être un signe d’âge avancé chez ces êtres à l’apparence inhumainement juvénile. Ce Tanu avait des cheveux d’un ivoire extrêmement pâle et portait une mince couronne faite d’une matière qui aurait pu être du verre bleu.
— Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, reprit-il. Je me nomme Bormol, je suis votre hôte et, tout comme vous, j’étudie les cultures. Si vous saviez avec quelle impatience nous attendions la venue d’un chercheur expérimenté tel que vous ! Le dernier anthropologue est arrivé il y a près de trente ans et il était malheureusement d’une santé fragile. Nous avons le plus urgent besoin des déductions que vous pourrez faire ainsi que de vos idées. Nous avons tant à apprendre de l’interaction de nos deux races. Cette société de l’Exil peut se développer à notre mutuel avantage. La science de votre Milieu Galactique peut nous apporter des connaissances indispensables à notre survie. Mais venez : nous avons préparé des mets et des boissons pour vous et vos amis. Nous voudrions que vous partagiez avec nous vos premières impressions sur notre Pays Multicolore. Que vous nous communiquiez vos réactions initiales !
Bryan eut un rire sans joie.
— Vous me flattez, Seigneur Bormol. Mais je dois avouer que je suis dépassé. Je n’arrive pas à me retrouver dans votre monde. Remarquez que je viens à peine d’arriver. Excusez-moi, mais cette affreuse journée m’a tellement fatigué que je crois bien être sur le point de tomber.