Six têtes coupées.
Quatre d’entre elles étaient monstrueuses : une horreur dentue, noire et poisseuse, un reptile aux oreilles de chauve-souris avec, sur les joues, un bouquet de tentacules qui frémissaient encore, un oiseau de proie avec de grands andouillers dorés et un singe à la toison d’un blanc immaculé, avec des yeux immenses qui clignaient comme s’ils étaient vivants.
Les deux autres têtes étaient plus petites. Et Bryan put les voir tandis que la procession passait devant lui. C’étaient les têtes d’un homme ordinaire, plutôt petit, et d’une femme d’âge moyen.
11.
C’est en retrouvant de manière inattendue cette souffrance ancienne qu’Anna-Maria comprit enfin.
Les chevilles enflées maintenues aux étriers, les muscles roidis de ses cuisses, les tiraillements incessants sur sa glande pinéal, les crampes dans les genoux et les coudes… oui, elle s’en souvenait parfaitement. C’était tout à fait comme vingt-six années auparavant.
Son père avait déclaré à toute la famille que descendre le Grand Canyon à dos de mule serait une aventure merveilleuse, un voyage à travers toute l’histoire de la planète, qu’ils allaient traverser toutes les couches successives de l’histoire et les savourer jusqu’à Multnomah, tout au bout de leur expédition. Et tout avait commencé très bien. Durant la descente vers le fond, Anna-Maria s’était régalée à palper les strates de roche colorée, de plus en plus anciennes. Tout en bas du Colorado, elle avait ramassé un fragment de schiste noir et brillant, un Vichnou vieux de deux milliards d’années, et l’avait observé avec l’émerveillement et le respect qui convenaient.
Mais ensuite, il avait bien fallu remonter. Et la souffrance avait commencé. C’était un voyage qui semblait ne jamais devoir finir. La douleur avait envahi ses jambes pour se transformer en spasmes tandis qu’elle luttait désespérément pour maintenir sa mule sur la piste. Ses parents avaient de l’expérience et ils savaient parfaitement comment guider leur monture sur la pente. Ses petits frères, avec leur dureté coutumière, leur tempérament d’acier, se contentaient de laisser faire leurs mules. Mais elle, avec sa conscience, sa sensibilité, savait quelle tâche atroce sa monture accomplissait. Et elle y avait participé inconsciemment. En approchant du terme de leur excursion, elle était harassée, elle pleurait, et tous avaient sympathisé : pauvre petite Anna-Maria ! Mais, bien sûr, il valait mieux continuer jusqu’au bout plutôt que de s’arrêter et de retarder tout le monde. Ensuite, ce serait fini, oublié. Papa lui avait dit qu’elle était une brave petite fille tandis que Maman la regardait avec un bon sourire plein de pitié. Ses frères ne s’étaient pas départis de leur air supérieur. Et lorsqu’ils avaient atteint le bord sud du canyon, Papa l’avait prise dans ses bras pour la conduire jusqu’à sa chambre et la mettre lui-même au lit. Elle avait dormi pendant dix-huit heures. Plus tard, ses frères s’étaient moqués d’elle parce qu’elle avait manqué l’excursion en œuf dans le Désert Peint et elle avait culpabilisé. C’est là que tout avait commencé.
Maman, Papa et les grands frères… ils étaient loin maintenant. Mais la grande fille continuait de porter son fardeau, même si ça faisait mal. C’était comme ça. Elle commençait enfin à comprendre pourquoi elle était venu là et tout le reste… La douleur et le souvenir des anciennes douleurs avaient réveillé sa mémoire. Pourtant, pour guérir, il suffisait de quelques pansements, d’une bonne infusion ! Seigneur Dieu, quelle idiote elle était !
Regarde-toi, se dit-elle. Tu es là, tu es bien là.
Elle comprenait. Mais il était trop tard.
Elle chevauchait son chaliko et le soleil du Pliocène se levait. A sa gauche, Felice s’était endormie en selle. Elle se souvint qu’elle lui avait dit que ces montures étaient pleines de douceur comparées aux verruls à demi-sauvages qu’elle avait domptés sur Acadie.
C’était l’aube qui se levait. La caravane était maintenant accompagnée par le chant des oiseaux.
Anna-Maria chercha dans ses souvenirs : avait-elle un chant à elle ? Un chant d’éveil et de louanges ? Les phrases de latin qu’elle avait apprises en dormant lui revinrent. Mercredi en été. Elle avait oublié ses Mâtines, et les Laudes convenaient sans doute mieux pour l’aube.
Tandis que le ciel, à l’orient, passait du gris rose au jaune, parsemé de traînées de cirrus pareils à des écharpes vermillon, elle chantonna :
Sa tête retomba sur sa poitrine et des larmes jaillirent de ses yeux sur son voile blanc. Devant elle, un cavalier émit un rire tranquille.
— Très intéressant. Vous parlez une langue morte. Pourtant, j’oserai dire que le Psaume 55 ne peut vous faire que le plus grand bien.
Elle leva la tête. L’homme portait un chapeau tyrolien et lui souriait, à demi tourné sur sa selle.
Il récita :
— C’est quoi, la suite ?
D’une voix emplie de chagrin, elle reprit :
— Ecce elongavi fugiens : et mansi in solitudine.[11]
— Oh, oui, j’irai vivre dans la solitude. (L’homme leva la main vers le paysage.) Et la voilà ! Magnifique ! Regardez un peu ces montagnes, là-bas, vers l’est. C’est le Jura. Six millions d’années, ça fait une différence vraiment fantastique, vous savez ! Certains de ces sommets doivent atteindre trois mille mètres… Peut-être deux fois plus qu’à notre époque.
Anna-Maria, doucement, s’essuya les yeux avec son scapulaire.
— Oh, oui. Je connaissais pas mal de choses. J’avais parcouru à peu près toute la Terre, grimpé partout. Mais c’est les Alpes que je préférais. Je m’étais dit que ce serait bien de faire une escalade pendant qu’elles étaient encore en pleine jeunesse, vous voyez… C’est pour ça que je suis venu dans le Pliocène. Dans l’Exil. Avec ma dernière cure de rajeunissement, j’ai gagné vingt pour cent de capacité pulmonaire. Mon cœur s’est amélioré et mes muscles sont bien meilleurs. J’avais apporté tout mon équipement d’alpiniste avec toutes sortes de trucs spéciaux… Est-ce que vous savez qu’il y a des sommets des Alpes du Pliocène qui sont plus élevés que l’Himalaya de notre époque ? Les Alpes ont été drôlement érodées par la Période Glaciaire. Ça se passera dans quelques millions d’années, je veux dire. Les grands sommets devraient se trouver plus au sud, aux alentours du Mont Rose, à la frontière de la Suisse et de l’Italie, ou plus à l’ouest, en direction de la Provence, avec la nappe de la Dent Blanche. Là-bas, on doit avoir des plissements de plus de neuf mille mètres. Peut-être même qu’il en existe qui dépassent l’Everest ! Je m’étais dit que j’allais passer le reste de ma vie à escalader ces montagnes là, vous vous rendez compte ! Et si j’avais trouvé des compagnons pour venir avec moi, même à l’assaut de l’Everest du Pliocène…
— Vous avez peut-être encore une chance d’y arriver, dit Anna-Maria en s’efforçant de sourire.
— Salement improbable ! Ces exotiques et leurs larbins vont me faire couper du bois ou tirer de l’eau quand ils s’apercevront que je ne suis doué que pour me casser la figure dans les Alpes. Avec un peu de chance, après les corvées, je pourrai peut-être jouer un peu de musique dans l’équivalent du pub local pour me payer quelques verres.
11
Voici, je m’enfuirai au loin, je giterai au désert. (Traduction issue de la Sainte Bible de l’Ecole Biblique de Jérusalem, édition de 1974.)