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Sur ce, il s’excusa d’avoir interrompu la prière d’Anna-Maria. Quelques instants plus tard, elle entendit les accords de sa flûte mêlés aux chants d’oiseaux.

Tranquillement, elle se remit à prier.

Ils abordaient une nouvelle colline, marchant toujours vers le nord en suivant le cours de la Saône. La rivière était invisible, masquée par une ceinture dense de forêt chargée de brume, tout en bas dans la vallée. Sur l’autre rive, le paysage apparaissait plus riant. Une immense prairie parsemée de bouquets d’arbres cédait la place, dans le lointain, à une plaine marécageuse. Des étangs et des mares brillaient dans le soleil levant. De petits ruisseaux serpentaient vers la Saône. Ici, à l’ouest de la rivière, le terrain était plus élevé de plusieurs centaines de mètres, entrecoupé parfois de ravines et de ruisseaux que les chalikos franchissaient sans ralentir leur allure.

Il faisait grand jour à présent. Anna-Maria pouvait observer toute la troupe. Les soldats et Epone allaient en avant, suivis des prisonniers, deux par deux, à intervalles réguliers. Richard et Claude chevauchaient devant les bêtes de bât, près de l’arrière-garde. Les amphicyons galopaient sur les flancs, se rapprochant parfois, à tel point qu’elle distingua leurs atroces yeux jaunes et sentit leur remugle. Les chalikos dégageaient une odeur puissante, caractéristique, bizarrement sulfureuse. Cela devait venir de leur régime de racines, songea-t-elle. De toute cette nourriture qui les rendait énormes et puissants mais qui les gonflait de gaz.

Avec un gémissement sourd, elle essaya de soulager ses muscles endoloris. Rien n’y faisait, pas même la prière. Fac me tecum pie flere, Crucifixo condolere, donec ego vexero. Oh, merde, Seigneur ! Je n’y arriverai pas.

— Anna-Maria ! Regarde ! Des gazelles !

Felice s’était éveillée. Du doigt, elle montrait la savane, sur leur gauche. La pente dorée apparaissait bizarrement plantée de grandes tiges noires et mouvantes. Anna-Maria prit conscience qu’elle voyait des milliers de cornes, que la colline sur toute son étendue était peuplée de corps mouvants à la toison roussâtre. Des gazelles innombrables qui broutaient l’herbe desséchée. Indifférentes au passage de la caravane, elles levaient parfois la tête et cela faisait comme autant de masques noirs et blancs surmontés de cornes en forme de lyre. Elles semblaient saluer au passage les amphicyons qui les ignoraient superbement.

— Est-ce que ce n’est pas magnifique ! s’écria Felice. Et là-bas ! Des petits chevaux !

Les hipparions étaient encore plus nombreux que les gazelles. Ils formaient d’immenses hordes sur plus d’un kilomètre carré de plateau.

La piste quittait pour un moment les hauteurs et, comme les cavaliers se rapprochaient de la vallée, la végétation se fit plus luxuriante et d’autres animaux apparurent, paissant paisiblement : des tragocerines pareilles à des chèvres, à la toison acajou, de grandes antilopes à la robe fauve striée de blanc. Dans un petit bouquet d’acacias, ils surprirent de gigantesques élans gris-brun aux cornes spiralées, hauts de plus de deux mètres au garrot.

— Toute cette viande sur pieds ! s’exclama Felice. Et seulement quelques gros chats, des chiens-ours et quelques hyènes comme ennemis naturels ! Un chasseur ne risque pas de mourir de faim, ici !

— Ce n’est pas le vrai problème, dit Anna-Maria d’un ton austère, tout en relevant sa jupe pour masser ses cuisses.

— Pauvre Anna… Bien sûr, je sais quel est le problème. Je m’en suis occupé. Regarde bien.

Sous le regard intrigué de la nonne, le chalicothère de Felice se rapprocha du sien jusqu’à ce que les flancs des deux bêtes se frôlent. Puis Felice s’écarta, sa monture maintenant un trot paisible à une bonne longueur de bras sur la gauche, nettement écartée de l’alignement rigide de la colonne. Après moins d’une minute, la bête revint en position, s’y maintint pendant quelques instants, puis, peu à peu, se laissa distancer d’un bon mètre. Anna-Maria comprit enfin ce qui se passait. A cet instant, un chien-ours fit entendre un grondement de méfiance et le chaliko de Felice reprit sa place.

— Mamma mia ! murmura Anna-Maria. Est-ce que les soldats peuvent savoir ce que tu fais ?

— Non, personne ne s’est aperçu, en tout cas que je peux annuler le contrôle. Ils n’ont pas de feedback, ils ne peuvent pas s’en rendre compte. L’ordre psychique a dû être préréglé pour toute la colonne au départ et les chalikos respectent l’intervalle de marche et la vitesse. Tu te souviens de ces perdrix qui ont dérangé les chalikos, hier soir ? Les gardes sont venus voir si l’alignement n’avait pas changé. Ils ne l’auraient pas fait s’ils avaient vraiment le contrôle.

— C’est exact, mais —

— Accroche ton voile. C’est à toi, maintenant.

Une soudaine bouffée d’espoir chassa la douleur et la tristesse d’Anna-Maria : son propre chaliko répétait maintenant le manège de celui de Felice. Lorsque ce solo fut achevé, les deux montures reprirent leur manœuvre de concert.

— Te deum laudamus, chuchota Anna-Maria. Tu pourrais y arriver, ma fille. Mais eux ?

Du menton, elle montrait l’amphicyon le plus proche.

— Ce sera difficile. Plus difficile en tout cas que tout ce que j’ai pu faire dans l’arène sur Acadie. Mais je suis plus âgée aussi…

De quatre mois au moins. Et je ne joue plus à un jeu stupide avec l’espoir qu’ils vont tous m’aimer au lieu de me craindre… Elle me fait confiance, et les autres aussi me feraient confiance s’ils savaient. Ils m’admireraient. Mais comment savoir ? Et comment prendre mes mesures ? Difficile, si je ne dois rien révéler. Quelle est la meilleure manière ?

Le chien-ours qui courait sur le flanc gauche, à une vingtaine de mètres de Felice, se rapprocha lentement, la langue pendante, dégoulinante de bave. La brute était proche de l’épuisement. Ses sens étaient embrumés, le niveau de sa volonté diminué. Le message inscrit dans son esprit et qui le poussait à courir sans cesse et à rester vigilant était à présent érodé par la faim et la fatigue. Le sens du devoir s’effaçait devant la promesse de la viande fraîche et de la litière d’herbe bien sèche dans un coin d’ombre.

L’amphicyon se rapprochait peu à peu du chaliko de Felice. En comprenant que son corps ne lui obéissait plus, la bête renifla et geignit, secouant la tête comme pour chasser des insectes importuns. Elle claqua des mâchoires, luttant contre l’emprise, mais elle continua de se rapprocher, accordant sa course sur celle du chaliko dans le nuage de poussière que soulevaient les sabots de la monture. Redressant alors la tête, l’amphicyon, impuissant, grogna sourdement à l’adresse de l’humain qui le dominait, qui le tenait, le conduisait. La fureur retroussa ses babines et ses dents apparurent, plus longues que les doigts de Felice.

Elle le libéra.

L’effort psychique avait affaibli sa vision et une douleur lancinante habitait son cerveau. Le carnivore lui avait résisté, mais…

— C’est toi qui a fait ça, n’est pas ? fit Anna-Maria.

Elle hocha la tête.

— C’était dur. Ils ne sont pas sous contrôle léger, comme les chalikos. Cette brute s’est battue jusqu’au bout. Je pense que tous les chiens-ours sont conditionnés au départ. Leur défense est plus difficile à vaincre parce que plus profondément inscrite dans le subconscient. Mais je crois que nous allons y arriver. Il vaut mieux attendre la fin de la journée, quand ils sont épuisés par le voyage. Si j’arrive à en contrôler seulement deux, ou peut-être plus…